23 novembre 2007

Les voisins

J'ai fait un rapide décompte des différents endroits où j'ai habité au cours de ma vie, et j'arrive à dix-huit, dix-neuf si je compte un bref séjour sur la rue Ontario, à Vancouver. Je ne crois pas en avoir oublié, mais j'ai déménagé si souvent qu'il est bien possible qu'un des logements où j'ai vécu se soit perdu dans les méandres de ma mémoire.

Cette frénésie du déménagement est un trait caractéristique de ma famille. Toute la fratrie a maintes et maintes fois transporté ses pénates d'un endroit à un autre au fil des ans. Pourtant, mes parents ne nous ont pas habitués à de tels bouleversements. Mon enfance, je l'ai vécue à Montréal, toujours dans la même maison. Et quand la famille s'est installée à Laval, ce fut pour longtemps : mes parents ont habité le même bungalow pendant une quarantaine d'années avant d'aller vivre dans les Laurentides.

Peu importe où on vit, une constante demeure : les voisins. Nous gardons de bons souvenirs de certains d'entre eux, nous en oublions d'autres. Quelques-uns nous ont fait grincer des dents, plusieurs nous ont laissés indifférents. Mais, à leur façon, ils sont importants puisqu'ils forment une partie de notre quotidien, que nous le voulions ou non.

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Quand j'étais tout jeune, un très vieux monsieur et sa dame vivaient au rez-de-chaussée du duplex jouxtant le nôtre. Leur petite-fille les visitait souvent ; elle se prénommait Julie. J'aimais bien Julie et, chaque fois qu'elle se trouvait chez ses grands-parents, nous «discutions», chacun de son côté de la clôture qui séparait les deux cours. Mais ce n'est pas de Julie dont je veux parler ici, mais bien de son grand-père. J'ai le souvenir d'un vieil homme un peu voûté, aux cheveux rares et blancs, affable et souriant. Un homme qui semblait très affectueux, et doux comme un agneau. Mais une rumeur, terrible, circulait à son propos. Bien sûr, on n'en parlait jamais devant lui, et je ne sais si cette rumeur était fondée ; elle concernait son emploi. On racontait, à voix basse, qu'il était l'un des derniers bourreaux au Canada. Cette idée nous faisait frémir ; il y avait donc une sorte d'excitation qui nous prenait lorsque nous le côtoyions : cet homme avait tué des êtres humains, pensez donc! J'ignore si cet homme a réellement exercé ce métier peu commun, mais j'imagine qu'il s'agit là de la vérité, à cause de son patronyme : il se nommait Paradis. Il n'y a de meilleur aptonyme...

Un jour, de nouveaux voisins se sont installés dans la maison adjacente à notre cour. Ils avaient ceci de particulier qu'ils étaient sourds-muets. Il n'était donc pas facile de communiquer avec eux. Leur petit garçon, Conrad, lui, ne souffrait pas de ce handicap. Et il aimait bien se mêler à nos jeux. Sa mère le cherchait constamment. Je la revois encore, sortant sur le balcon, le regard inquiet. Si elle n'apercevait pas immédiatement son fils, elle poussait une espèce de cri qui pouvait ressembler au prénom de son fils. Au début, ce cri nous étonnait : nous ne pensions pas qu'une muette pouvait émettre des sons. Ce n'est que plus tard que j'ai compris que les gens sont muets à cause de leur surdité : ils n'apprennent pas à parler, mais ont la capacité de le faire. Ce cri nous étonnait aussi par sa force : la dame n'avait évidemment pas conscience de l'intensité de son cri. Nous avons rapidement pris l'habitude de partir à la recherche de Conrad sitôt qu'elle apparaissait sur son balcon ; je pense que ce cri rauque et puissant nous apeurait un brin, et nous ne voulions pas que la pauvre femme s'époumonne en vain : comme tous les petits garçons, Conrad n'était guère obéissant, aussi étions-nous fermes avec lui : «Ta mère te cherche, rentre chez toi!»

Il y a bien d'autres voisins de la rue Henri-Julien dont je me souviens. Les Grecs, de l'autre côté de la rue, les Lecavalier, les Messier, les Pelletier. Et puis il y avait le restaurant du coin, tenu par les Dumont, et le nettoyeur lui faisant face, l'épicerie Dufresne, et le restaurant Gravel. Mais aucun n'était plus désagréable que M. Desjardins. Cet homme, chauffeur d'autobus de son état, n'aimait pas les enfants ; du moins, c'est ce que nous pensions. Il possédait une automobile, pourtant, jamais il ne l'utilisait vraiment. La plupart du temps, elle restait au garage, dans la ruelle. À l'occasion, M. Desjardins la sortait et la stationnait devant chez lui. Il se faisait alors un sang d'encre à la surveiller pour qu'aucun gamin ne s'en approche. Nous tenions-nous à quelques pieds de la voiture qu'il nous invectivait rudement, nous commandant sans ménagement de nous éloigner. On devine bien que nous nous faisions un malin plaisir à nous rassembler près du précieux véhicule. Non, M. Desjardins ne nous aimait pas...

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Notre arrivée à Laval nous fit connaître de nouvelles gens, nous fit lier de nouvelles amitiés, et nous mit en présence d'une famille singulière, les P., nos voisins immédiats. Au début, tout se passa relativement bien. Un des garçons avait à peu près mon âge, et souvent nous pelletions ensemble, après une bonne bordée de neige. Bientôt, cependant, les choses évoluèrent. Tout ce qui leur appartenait était apparemment sacré. Il n'était pas question de mettre les pieds sur leur terrain. Une balle s'y retrouvant par accident était une balle perdue. Avions-nous le malheur de toucher à leur clôture qu'aussitôt la mère ou le père sortait et se mettait à hurler. Rapidement, une animosité certaine anima nos relations. Il n'était plus question de fraterniser avec eux. Une de leur fille, qui fréquentait la même école que moi, devint l'objet de mes constantes moqueries. À dessein, nous suscitions fréquemment leur hargne. De nombreux conflits ont ponctué nos relations. Comme me le rappelait récemment mon frère P., jamais nous n'avons vu la mère autrement qu'en bigoudis et la cigarette soudée aux lèvres.

Avec le temps, l'inimitié entre les deux familles s'est atténuée. Le père est mort, les enfants ont vieilli. Je pense même que mes parents, avant leur déménagement, entretinrent des relations plutôt courtoises avec ces personnes bien particulières.

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Dans ma vie d'adulte, j'ai connu de bons voisins, comme cette dame du Vallon boisé, à Laval, qui me cuisinait de nombreux petits plats tout à fait savoureux. J'ignore la raison de cette générosité. Elle passait de longs moments à jaser avec ma compagne ; peut-être s'était-elle prise d'une certaine affection pour nous. Rien ne lui faisait plus plaisir que de m'apporter un mets que j'appréciais. Quelque temps plus tard, sur la rue Meunier, la voisine, Gaspésienne d'origine, s'était liée d'amitié avec mon épouse. Un jour, elle nous offrit des homards que son père, un pêcheur, lui avait fait parvenir. Elle ignorait que j'étais allergique à tout ce qui vient de l'eau. Pour ne pas lui faire de la peine, je me suis bien gardé de le lui dire.

Je garde un souvenir impérissable d'une de mes voisines alors que j'habitais près du parc Henri-Dunant, à Pont-Viau. Elle se prénommait Jocelyne. Une jolie femme, dont le mari conduisait des poids lourds. Il était souvent absent. Jocelyne était enceinte et m'avait demandé de m'occuper d'elle si, le moment venu, son mari ne se trouvait pas à la maison. Et c'est ce qui arriva. Un soir, elle cogna à notre porte : elle devait se rendre à l'hôpital. Je partis avec elle dans ma bagnole, un monstre de l'époque. Arrivés à la Cité de la Santé, nous nous sommes retrouvés dans une chambre. La situation était gênante. Le personnel, tout naturellement, croyait que j'étais le mari. À chaque intervenant qui se présentait, nous devions expliquer que je n'étais qu'un ami. Pauvre Jocelyne! Je voyais bien dans son regard qu'elle craignait de se trouver seule. Je ne pouvais pourtant pas rester avec elle toute la nuit ni, évidemment, assister à l'accouchement. C'est le coeur gros que je l'ai finalement laissée. Elle m'apparaissait bien fragile et bien vulnérable en ce moment important de sa vie. Foutu mari!

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J'ai acheté ma première maison la cinquantaine passée, là où je vis maintenant. Finis les déménagements? Pour un certain temps, sans doute. Cependant, une fois que les enfants seront partis, je quitterai probablement cet endroit. Je n'ai aucune racine sur la Rive-Sud, je m'y trouve accidentellement, pour ainsi dire. Raisons conjugales. Et puisque ces raisons ne tiennent plus, je m'envolerai un jour. Mais, peu importe où j'atterrirai, il y aura toujours un voisin pour ensoleiller ma vie... ou la faire misérable. C'est le lot de l'être humain.

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