26 septembre 2008

Fantasme d'été, réalité d'hiver

Nous entretenons parfois des illusions qui nous font croire que certaines choses sont meilleures que d'autres, qu'en des époques dorées, la vie était plus douce que ce qu'elle est aujourd'hui, que le monde était plus simple autrefois. Souvent, il nous est impossible de véritablement comparer les éléments mis en relation, aussi nos chimères ont-elles la vie dure. Il arrive, cependant, des circonstances où nous pouvons confronter nos rêves à la réalité. Et l'exercice s'avère parfois... un rien décevant.

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Je me souviens vaguement de la première fois que je l'ai vue. Je me trouvais avec des copains, nous flemmardions sous le chaud soleil de juillet, étendus sur le quai de la baie Richard. Elle est arrivée, accompagnée de son cousin. Je l'ai zieutée avec ravissement. Dans les jours qui ont suivi, j'ai entrepris, fort malhabilement, de m'en rapprocher. Sans succès. C'est qu'elle m'intimidait, la belle, et les circonstances faisaient que je ne parvenais pratiquement jamais à être seul avec elle.

Elle avait tout pour me plaire. J'avais tout pour lui déplaire, croyais-je. Des amis bruyants et un brin grossiers, une fausse désinvolture pour cacher mon embarras, une attitude peu liante pour ne pas souffrir les moqueries de mes camarades. Nous jouions tous un peu au matamore, question de bien asseoir nos « qualités » de jeunes mâles. Sans doute s'amusait-elle de notre façon d'être : elle venait fréquemment nous rejoindre. Nous devisions alors, échangeant des propos d'une grande banalité, personne, apparemment, ne souhaitant ouvrir son jeu. Je pense qu'elle nous faisait tous un peu d'effet, mais qu'aucun d'entre nous ne voulait l'admettre.

Elle n'était pas d'une beauté flamboyante ; elle avait cette joliesse des jeunes femmes distinguées qui les rend si attirantes. Polie, réservée, elle évoluait dans un univers qui nous était étranger. Et c'est bien là ce qui me fascinait. En cet été 1969, j'avais toujours Françoise Hardy dans la tête, le romantisme ancré dans le coeur, même si je me serais bien gardé de l'avouer. À sa façon, elle incarnait mes attentes les plus intimes ; sa délicatesse me troublait, sa retenue me séduisait. Une aussi frêle créature devait nécessairement avoir besoin d'un preux chevalier pour la protéger, et je me faisais fort d'être ce rempart qui la préserverait des vicissitudes de l'existence. Bref, mon imagination galopait allègrement. Elle devint, en quelques jours, l'objet d'un fantasme qui me hanterait de longues années.

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Je n'ai pu concrétiser ce puissant sentiment qu'elle avait fait naître en mon coeur. L'occasion s'est présentée, je n'ai pas su en profiter. La fin des vacances m'a éloigné d'elle, sans que je puisse pourtant l'oublier. Je l'ai revue à quelques reprises, mais jamais dans des circonstances qui auraient pu favoriser un rapprochement. Puis le temps a fait son oeuvre, les événements m'ont mené en d'autres entreprises. Elle s'est blottie en quelque coin de ma mémoire, alors que d'autres amours occupaient ma pensée.

Au fil des ans, au gré des aléas d'un quotidien parfois chaotique, l'image de son doux visage me revenait parfois à l'esprit ; comme j'aurais voulu le caresser, ce visage chéri ! Quand les choses allaient plus ou moins bien, quand la vie conjugale n'était plus un long fleuve tranquille, j'aimais imaginer ce qu'aurait été la vie à ses côtés, et je voyais que cette vie aurait été une source intarissable de bonheur. Presque avec violence, une espèce de vérité s'imposait : elle aurait dû être mienne. C'est alors que le fantasme reprenait toute sa vigueur. La gracile adolescente qui n'avait jamais quitté mon âme attisait de nouveau mon désir, le désir chaste que peut susciter l'amour au temps de la jeunesse. Un désir absolu, où la chair est indistincte, amalgamée à la plénitude d'une communion totale entre deux êtres. Puis la vie ordinaire reprenait son cours, et le fantasme s'atténuait, mais sans jamais disparaître.

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Mille fois j'ai rêvé de la revoir, de lui parler, de lui dire tous ces mots que je n'avais jamais osés. Mille fois, oui, mais toutes repoussées. L'existence ne me permettait pas cette audace. Puis, un jour, dans le déchirement d'un mariage bringuebalant où l'avenir ne se comptait plus en années, j'ai pris la plume pour lui faire des mots qui, je l'espérais, sauraient la toucher. Vingt ans me séparaient de mon fantasme, mille mots suffiraient-ils à m'en rapprocher ? Je ne savais pas ce qu'elle était devenue, ce qu'elle vivait. Était-elle mariée ? Élevait-elle une flopée d'enfants ? Et même, était-elle morte ? Ce n'est pas sans angoisse que j'ai posté cette lettre, à la dernière adresse où je savais qu'elle avait habité. Allait-elle la recevoir ? Et, le cas échéant, que penserait-elle ? Me prendrait-elle pour un fou ? Rirait-elle de mes prétentions ? Se souviendrait-elle de moi ? L'idée qu'elle avait pu m'effacer entièrement de sa mémoire me taraudait. En effet, pourquoi se souviendrait-elle de moi ? Qu'avais-je été pour elle, sinon un simple camarade de vacances ?

Elle n'a pas répondu à ma lettre. Chaque jour, le coeur battant, je cueillais le courrier, mais aucun mot de sa part ne venait me réconforter. Mon entreprise avait donc été vaine. Puis, un glacial dimanche de janvier, le téléphone a sonné. Elle était au bout du fil. Mal à l'aise, nous l'étions tous les deux. Un ton un peu brusque, une voix que je ne reconnaissais pas, des propos anodins, incertains, ne me rassérénèrent pas. La conversation ne fut pas très longue, et je ne garde aucun souvenir des propos qui furent échangés. Mais un lien venait d'être établi...

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Il fallut plusieurs semaines avant qu'un rendez-vous ne fût fixé. Un petit bar de la rue Saint-Denis nous accueillit. Une grande nervosité m'habitait durant le trajet me menant à cette rencontre. Allais-je retrouver la jeune fille dont l'image ne m'avait jamais quitté ? Que pouvais-je espérer après vingt ans ? Dans quel état d'esprit serait-elle ?

Non, elle n'était plus cette jeune demoiselle aux cheveux flottants dans le vent que j'avais laissée voilà presque un quart de siècle. Elle n'était plus cette sobre adolescente qui souriait timidement en baissant les yeux. J'avais devant moi une femme dans la quarantaine au visage arrondi, le cheveux frisé. Une femme sympathique, certes, mais qui n'allumait pas en moi ce feu dont j'aurais voulu brûler. Si bien que je me suis demandé s'il y aurait un prochain rendez-vous. Il y en a eu un, et plusieurs autres. Elle était libre, toute prête à aimer, à aimer passionnément. Et ainsi il en fut.

Je me suis laissé porter par son amour, j'en ai même profité, je dois le dire. Le sentiment qui me liait à elle n'avait certainement pas la chaleur qu'elle escomptait, mais il existait. Et il ne me fut pas facile, quelque trois ans plus tard, de mettre un terme à cette relation. Mais il le fallait, un ciel nouveau éclairait ma voie... et mon fantasme était mort !

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