27 juillet 2007

Souvenirs d'été

Je l'ai déjà mentionné, Christiane se faisait très discrète en ce qui concernait sa famille. Nous étions ensemble depuis près de six mois, et jamais encore elle ne m'avait invité chez elle. Elle se décida pourtant, à l'occasion de la Saint-Jean-Baptiste de 1970. Elle nous invita, moi et Robert, à souper (je crois qu'à ce moment-là, Diane et Robert avait momentanément rompu).

Cette petite visite m'angoissait. Je ne connaissais pas ses parents, je m'étais fait des idées quant à leur personnalité, et je craignais un peu la rencontre avec un père que je croyais sévère. C'est en arrivant chez elle que j'ai compris bien des choses, notamment la discrétion de Christiane. Pour arriver au logement où elle habitait, il fallait grimper un escalier intérieur qui disait tout de ce qui nous attendait à l'étage. Un escalier aux marches si usées qu'elles en étaient dangereuses, des murs troués, une odeur indéfinissable mais écoeurante. Quant au logement, il présentait des caractéristiques malheureusement typiques de ce coin de la ville. Une cuisine crasseuse, des planchers inégaux, un ameublement désuet, des chambres encombrées, des rideaux miteux aux fenêtres. J'étais sidéré. Et ce qui m'étonnait le plus, c'est qu'il n'y avait pas d'eau chaude dans la maison. Je n'avais jamais vu une telle misère.

Christiane me présenta à ses soeurs, à son frère et à sa mère, qui m'apparut être une bien gentille personne. J'étais plutôt mal à l'aise devant leur dénuement mais, quand on est jeune, on s'accomode rapidement de bien des choses. Quelques instants plus tard, installé sur le balcon arrière, j'avais retrouvé mon aplomb. J'étais même ravi de me trouver en ce lieu. Christiane nous fit un petit cours sur les us du quartier. Des voisins, eux aussi se prélassant sur leur balcon, nous faisaient la conversation, dont une amie de Christiane, Lise L., que j'allais revoir à quelques reprises. Puis son père arriva.

À l'époque, il n'était pas encore trop usé. Bien sûr, il était impossible de ne pas remarquer son nez, un drôle de nez boursouflé par l'alcool qui commençait à se diviser en deux parties à son extrémité. Malgré cet appendice disgracieux et un peu trop visible, on devinait qu'il avait dû être un bel homme. Mais ce nez et ses cheveux coupés en brosse lui faisaient un visage plutôt dur. Il avait le regard fuyant et parlait peu. Était-il intimidé par notre présence? C'est possible. Sans doute étais-je le premier garçon que sa fille amenait à la maison, il fallait qu'il s'habitue.

Après le souper, nous partîmes pour le Vieux-Montréal. En ces années, il n'y avait pas encore de grands spectacles pour la Saint-Jean-Baptiste, ni de méga-shows sur la montagne. Des manifestations éparses dans les différents quartiers de la ville réunissaient les fêtards. Je me souviens d'une petite troupe de théâtre qui donnait un spectacle sur la rue Saint-Paul, de l'alcool qui coulait abondamment, de gens éméchés qui hurlaient, d'autres qui chantaient. Une belle atmosphère régnait dans les rues. Je garde un bon souvenir de cette nuit de la Saint-Jean... et de ma première rencontre avec les parents de Christiane.

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Avec l'été qui commençait, la chaleur qui excitait nos sens, l'oisiveté des vacances, je découvris une nouvelle Christiane, plus ouverte, plus bavarde, plus rieuse, plus aguichante... et même sexy. Il lui arrivait de ne porter qu'un long t-shirt pour tout vêtement; mais un long t-shirt ne peut jamais faire qu'une très courte robe. Ça me plaisait bien.

Une semaine ou deux avant le début des vacances scolaires, Christiane et ses camarades de classe allèrent camper, accompagnées d'une enseignante, à Sainte-Sophie, dans la région de Saint-Jérôme. Les parents de Diane L. avaient accepté que la petite troupe installe son campement sur le terrain de leur chalet. Évidemment, l'enseignante avait exigé qu'aucun garçon ne vienne troubler la quiétude des demoiselles. Mais il n'était pas question que je me plie aux directives d'une enseignante, aussi charmante soit-elle.

Le samedi, moi et Robert avions rejoint Sainte-Sophie en faisant de l'auto-stop. Robert espérait bien renouer avec Diane, alors que moi, je ne pouvais imaginer un week-end sans ma belle Christiane. Les souvenirs qu'il me reste de cette fin de semaine sont faits d'impressions plutôt que d'événements. De douces impressions. La chaleur d'un feu de camp autour duquel les filles sont regroupées, l'excitation d'être entouré de jolies jouvencelles dans la petite salle de danse de l'endroit, l'intérêt que suscitait chez moi et Robert une jeune fille nommée Liette, la bonheur de me trouver en compagnie de Christiane. Oui, ce fut une bien belle fin de semaine.

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Au cours de l'été, Christiane passa quelques semaines au chalet de Diane L. Moi, j'étais le plus souvent à Pont-Viau, en compagnie de Robert, qui se morfondait : ses quelques tentatives pour reconquérir Diane n'avaient pas donné les résultats escomptés. Mais il ne se décourageait pas, même si nous avions appris que Diane avait un nouveau copain, Normand. Un jour, nous décidâmes de nous rendre à Sainte-Sophie. Christiane me manquait, et Robert s'inquiétait.

Notre arrivée ne suscita pas un grand émoi. L'accueil fut même plutôt froid. Diane ne voyait pas d'un bon oeil les efforts que faisait Robert pour l'amadouer puisqu'elle «vivait» un nouvel amour avec le dénommé Normand, et je découvris que ledit Normand avait un copain, Jean-François, qui tournait autour de Christiane, pas tout à fait insensible à l'entreprise du beaux ténébreux. Même si nous arrivions comme des chiens dans un jeu de quilles, il nous fallait nous imposer et intervenir. Une brève discussion avec Christiane et quelques moments d'intimité replacèrent les choses, en ce me concernait. Quant à Robert, je ne sais comment il s'est débrouillé mais, quelques semaines plus tard, il avait retrouvé sa chère Diane. Tout rentrait donc dans l'ordre.

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26 juillet 2007

Camping

Je n'ai jamais aimé le camping, même si j'en ai fait beaucoup à une certaine époque. En effet, pour des gens aux revenus limités, les vacances sous la tente constituent une option attrayante. Bien sûr, j'ai parfois eu du plaisir à camper, une fois que tout était installé, que le temps était au beau fixe, que les moustiques se faisaient rares... et que j'étais de bonne humeur. Ces conditions, toutefois, furent rarement réunies.

J'en parle au passé car le camping, pour moi, c'est de l'histoire ancienne. Ma dernière expérience, voici quatre ou cinq ans, m'a convaincu qu'il était inutile que je persévère. Seul avec les enfants, j'ai dû assumer tous les rôles : cuistot, aide domestique, chauffeur, technicien en loisir, etc. Et ce, souvent sous une pluie battante qui n'égayait en rien le séjour en terre néo-brunswickoise. Bref, ce fut le chant du cygne de ma vie de campeur. Depuis, je loue un chalet en compagnie de ma soeur, et je passe des vacances formidables.

Évidemment, des souvenirs précieux et heureux sont aussi associés à cette activité. Jamais je n'aurais séjourné dans les quatre provinces maritimes sans le recours à cette activité. Je n'aurais pas visité Louisbourg, arpenté le cimetière de Bouctouche, tué les maringouins de Shippagan, foulé le sol rocailleux de Terre-Neuve. Je n'aurais pas eu le plaisir de parcourir la verdure merveilleuse de l'Île-du-Prince-Édouard, de me prélasser sur la plage de Cavendish ou, jadis, d'emprunter le traversier menant en cette minuscule province. Et c'est encore grâce au camping que j'ai pu me promener sur les îles de la Madeleine. Mais il s'agissait, dans ce dernier cas, de la fin annoncée d'un loisir qui, pour moi, avait tout de la torture.

Je sais que des gens adorent cette activité. C'est leur droit. Personnellement, je n'ai que peu d'affinités avec la lampe à brûleur qui gronde sans arrêt, avec les allumettes humides dont on ne tire aucune étincelle, avec le poêle à essence qu'il faut pomper sitôt levé pour se faire un café. Non, vraiment, je laisse ça aux braves qui salivent à la pensée d'une nuitée sous la toile.

Je sais aussi qu'il y a deux sortes de camping : le camping familial, dont les moments heureux ne parviennent pas à me faire oublier les inévitables désagréments qui lui sont associés, et le camping d'ado, que j'ai autrefois pratiqué. Ce dernier n'a rien à voir avec un quelconque amour de la nature ou avec une recherche bucolique de la sérénité. Tout le contraire!

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Nous nous trouvions à Nominingue, installés sur la plage de la baie Richard. Il y avait là moi, Claude, Robert et l'ineffable Gilles B. Un quatuor de vacanciers très peu sérieux et, surtout, très peu rompus aux exigences de la vie sous la tente. Non, nous ne nous attendions pas à profiter du calme de la nature ou à goûter avec béatitude au repos qu'aurait pu nous procurer ce séjour estival. Nous cherchions plutôt à nous amuser.

Chaque soir, nous montions au village, à la salle de danse, plus précisément, pour draguer. Le jour, nous nous prélassions sur le quai de la baie. Nous n'étions pas très occupés. Les tâches courantes... nous nous en dispensions. On se traînait de la tente au quai, où on bavardait avec qui s'y trouvait. On se baignait, évidemment, et il nous arrivait de manger. Du pain, essentiellement. C'est que nous n'étions pas très riches; on peut même dire que nous étions sans le sou. Et tout ça à cause de Gilles. Le «pauvre» garçon souffrait d'un coup de soleil, et il n'avait rien trouvé de mieux que de piger dans nos maigres avoirs pour acheter un énorme pot de crème Noxéma pour soulager sa peine. Ce qu'on a pu gueuler! En vain. Nous en étions donc réduits à ne manger que du pain, que nous truffions à l'occasion de bleuets sauvages que nous avions cueillis.

Nous jasions parfois avec un monsieur qui habitait au bout du chemin menant à la baie, Lou Belloff. Un brave homme, aujourd'hui décédé, qui s'étonnait de notre régime. Nous avions dû lui expliquer que notre budget ne nous autorisait aucune folie : tels des prisonniers d'un autre temps, nous devions nous contenter d'eau et de pain. Consterné par notre situation, il eut un geste : il nous offrit de bon coeur un billet de deux dollars pour améliorer notre sort. Il nous demanda alors ce que nous comptions acheter avec ce billet. Du pain, bien sûr! Que pouvions-nous faire d'autre avec deux dollars? Il réfléchit quelques secondes, remit le billet de deux dollars dans sa poche, puis nous donna cinq dollars. Nous sentions que ça lui coûtait, aussi nous promîmes d'en faire bon usage. Nous ne lui avouâmes jamais que son cinq dollars fut dépensé... à la seule boulangerie.

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Il y avait de nombreuses jeunes filles qui logeaient dans les chalets qui ceinturaient la baie. Plusieurs aiguisaient notre intérêt, dont une dénommée Linda, qui présentait de bien jolies formes. Elle était plutôt affriolante dans son maillot deux-pièces (il n'était pas question de bikini pour les adolescentes de cette époque, les parents veillaient encore à la décence de leur progéniture). Nous nous amusions avec ces demoiselles, heureux de les côtoyer. Il ne s'agissait que de batifolages sans conséquence. Cependant, elles étaient bien agréables à regarder, et nous ne nous privions pas du joli spectacle qu'elles offraient. J'entends ici moi, Claude et Robert. Car Gilles, pour des raisons qui lui appartiennent (peut-être son coup de soleil), se terrait dans la tente et observaient de loin la faune féminine... à l'aide d'un petit télescope! Il avait apporté un télescope; il y avait là préméditation. Ce qu'il nous fit honte!

Nous fîmes bientôt connaissance avec Anne M. et son jeune cousin, Claude, rapidement baptisé Ti-Claude. Elle passait l'été au chalet de sa tante. Elle me plut immédiatement. Elle avait tout de la jeune fille distinguée et sage. Rien à voir avec les autres filles qui s'ébattaient sur le quai ou sur le rivage. Elle m'intimidait un peu par son sérieux. Je ne savais trop comment m'y prendre pour lui faire part de mon intérêt pour sa délicate personne.

Les jours filaient et je ne parvenais pas à trouver le moment propice pour amorcer ma cour. Un soir, l'occasion se présenta. Nous nous étions rendus au chalet des parents de Claude en compagnie d'Anne. Alors que mes trois comparses déconnaient à l'intérieur, je m'installai sur le perron, où Anne bientôt me rejoignit. Les choses auguraient bien. Nous parlâmes de tout et de rien durant quelques minutes, puis je passai à l'attaque. J'exploitai alors une stratégie qui m'avait souvent été profitable : l'auto-dénigrement. Il s'agit simplement de mettre en lumière ses défauts (réels ou inventés) pour obliger son interlocutrice à les nier, puis d'en venir à des aspects plus intimes. Ainsi, arrivait le moment où j'affirmais n'être «pas bien beau»; la jeune fille se trouvait alors devant deux options : ou elle ne disait rien, et c'en était fait de mes prétentions, ou elle protestait et soutenait que j'étais «plutôt bien», avec un sourire gêné, et l'affaire était dans le sac. J'en étais à cette délicate partie de mon plan; Anne allait s'exclamer que j'étais plutôt beau garçon quand Gilles sortit du chalet, une balle à la main, et me demanda si je voulais «me lancer» avec lui. Je l'aurais bien assassiné, ce cher Gilles...

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J'eus une autre chance de me faire valoir auprès de la belle Anne. Nous étions au village et la nuit était tombée. Anne dit qu'elle devait rentrer au chalet, mais aucun de mes compagnons n'était très chaud à l'idée de regagner la tente : il était trop tôt, selon eux. Moi qui ne demandais pas mieux que de devenir le chevalier servant de la damoiselle, je sautai sur l'occasion. Nous devions marcher environ un kilomètre et demi pour rejoindre le chalet. La moiteur de la nuit, le ciel étoilé, la route déserte, tout concourait à faire de cette promenade le moment idéal pour une déclaration d'amour. J'écoutais distraitement le babillage de ma compagne de route, une idée occupant toute mes pensées : allais-je l'embrasser? Je ne songeais plus qu'à ça, si bien que toute spontanéité disparut et que je me trouvai bien mal à l'aise, lorsque nous fûmes rendus au chalet, pour faire mes adieux. Elle se tenait devant moi, patiente. Sans doute espérait-elle un baiser, mais j'avais perdu tous mes moyens. Je bafouillai un vague au revoir et la plantai là. Comme fin romantique à une historiette d'été, il y a mieux!

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J'avais raté mon coup, ce soir-là, mais rien n'était joué. Après tout, je pourrais la revoir lorsque nous serions de retour à Montréal. L'été 1969 tirait à sa fin, je voyais venir un automne qui pourrait être intéressant. Mais la situation allait rapidement évolué dans un sens que je ne pouvais encore prévoir.

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18 juillet 2007

Les études : l'école élémentaire

Je suis de la vieille école, sur tous les plans. Dans ma façon de comprendre les choses, d'aborder les gens, de vivre mes sentiments. Mon éducation familiale a eu un rôle à jouer dans ma façon d'être, évidemment, et ma scolarité aussi. Et, sans aucun doute, mes lectures. Quand on nous inculque certains principes, et quand nous adoptons certaines attitudes, il est difficile de s'en défaire. Non, je ne suis pas un modèle de politesse, mais il reste que j'apprécie qu'une courtoisie élémentaire prévale dans mes échanges avec mes semblables.

À l'époque où j'ai commencé mes étude, la politesse n'était pas souhaitée, elle était exigée. Le manque de respect à l'endroit d'une enseignante, par exemple, était sévèrement puni. J'imagine qu'il en est de même dans les écoles, aujourd'hui, mais la punition, elle, est d'une autre nature, j'en suis persuadé.

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Je suis entré à l'école en septembre 1960, du temps de l'Instruction publique. Le ministère de l'Éducation n'existait pas encore, le Rapport Parent n'avait pas encore été déposé. L'école, c'était l'affaire des Frères des écoles chrétiennes. On ne se surprendra donc pas d'apprendre que la religion constituait la pierre d'assise de l'édifice scolaire. La vie à l'école était rythmée par différents événements rattachés au calendrier et aux rites catholiques. Ainsi, le premier ou le dernier vendredi du mois, la confession était obligatoire; à la période de l'Avant, on pouvait assister à la messe tous les matins et arriver en retard à l'école; à la Fête-Dieu, nous participions à une grande procession dans les rues du quartier, notre macaron de croisé du Christ fièrement épinglé à notre poitrine. Et puis il y avait la prière du matin et du midi, et les visites de missionnaires qui venaient nous vendre des petits Chinois, dont on nous remettait les photos contre vingt-cinq sous, ou nous parler de la lèpre en Afrique. Et il ne faut pas oublier la tenue, tous les ans, de la retraite : trois jours enfermés dans le sous-sol de l'église à écouter des prêtres discourir sur les bienfaits de la religion catholique. Et c'est sans compter toutes les activités spéciales associées aux différentes fêtes, comme Noël, l'Épiphanie, Pâques, l'Immaculée Conception, l'Ascension, la Toussaint... Bref, nous ne risquions pas d'oublier que nous étions de bons petits catholiques, même si nous étions souvent de vrais petits démons.

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C'est à l'école Saint-Vincent-Ferrier, sur la rue Drolet, au coin de Jarry, que j'ai entrepris mes études. Une école de garçons où l'enseignement était surtout donné par des femmes. Il y avait bien quelques professeurs masculins, mais ils enseignaient aux plus vieux, ceux de sixième et de septième. L'école était pourvue de deux cours de récréation : celle des petits et celle des grands. La hâte qu'on avait d'aller dans la cour des grands, après trois ans dans la minuscule cour des petits. Une véritable promotion quand ce jour arrivait enfin.

Je dois dire que j'étais un véritable petit ange à l'école. Sage comme une image, comme on disait à l'époque. C'est qu'on ne rigolait pas avec la discipline. Un tout petit «crime» menait rapidement à des sanctions plutôt douloureuses. Il suffisait de lancer une malheureuse boule de neige pour goûter à la médecine du principal, M. Paré : quelques coups de «strap» sur les mains. La «strap» était une épaisse lanière de cuir ou de caoutchouc qui claquait lugubrement sur les mains du pauvre enfant qui devait subir la punition. Rares étaient ceux qui ne pleuraient pas quand ils recevaient ces coups. Je n'ai jamais reçu cette punition. Par contre, M. Paré m'a violemment giflé, une fois, parce que j'avais traité un de mes compagnons de menteur. Ça ne s'oublie pas!

La «strap» était la terreur des élèves. Parfois, un malheureux se faisait expulser de la classe; son attente dans le couloir pouvait se transformer en cauchemar si le principal venait à passer. Est-il besoin d'ajouter que le seul fait d'être «invité» à aller au bureau du principal se traduisait par une crise d'angoisse? Un jour, la maîtresse vint m'avertir que M. Paré voulait me voir. J'étais livide. Je n'avais rien à me reprocher, mais qui peut se prétendre totalement innocent? C'est en tremblant que je suis descendu jusqu'au bureau maudit. Mais, au sourire du principal, j'ai vite compris que je n'avais rien à craindre. Il désirait simplement me remettre quelques livres à relier : je devais les apporter à mon père, qui était relieur. Je quittai l'école sur-le-champ, les livres sous le bras. Non seulement je n'étais pas puni mais, en plus, je profitais de quelques instants de liberté à l'extérieur de l'école.

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Dans ma famille, la réussite scolaire allait de soi. Mes soeurs plus âgées étaient toutes des premières de classe. Aussi, quand j'ai reçu mon premier bulletin scolaire et que j'ai constaté que j'étais treizième, ce fut un drame. Je pleurais comme une Madeleine, humilié. Pour moi, il s'agissait d'un échec, j'étais le crétin de la famille. Ma mère avait beau tenter de me consoler, rien n'y faisait. Les sourires narquois de mes soeurs n'arrangeaient pas les choses. Mais j'ai surmonté cette pénible épreuve : les neuf mois qui suivirent, je terminai premier. J'avais lavé mon honneur.

À l'époque, le premier de classe jouissait de certains privilèges. Ainsi, on lui remettait une jolie médaille dorée qu'il agrafait à sa chemise. Les premiers jours, on portait fièrement cette médaille mais, sans doute par crainte de la perdre, on la «rangeait» bientôt et on l'oubliait. Si bien qu'à la fin du mois, quand il fallait rapporter la fameuse médaille, la panique s'installait : où se trouvait donc cette foutue médaille? Pour avoir été très souvent premier, je peux dire que ce scénario s'est répété à maintes reprises.

Le premier de classe avait aussi charge de la classe quand l'enseignante devait s'absenter quelques minutes. Un véritable honneur que de s'installer au bureau de la maîtresse et de veiller impérialement au maintien de l'ordre. Il participait aussi, à l'occasion, à la rédaction des bulletins, surtout si sa calligraphie se distinguait par sa beauté. Mais le plus grand avantage résidait dans le privilège de choisir les plus beaux prix, à la fin de l'année. Il faut savoir que, dans les années soixante, la commission scolaire fournissait des cadeaux à toutes les classes de toutes les écoles. Il y avait des présents pour tous les élèves, du premier au dernier, mais le choix initial revenait évidemment au petit génie de la classe. Et s'il advenait que le nombre de prix dépasse le nombre d'élèves, eh bien, le premier repartait avec plus d'un cadeau.

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Cinquante ans auparavant, Montréal n'était pas une ville aussi cosmopolite qu'aujourd'hui. Un jour, je devais avoir quatre ou cinq ans, ma mère m'a emmené magasiner. Nous avons pris le tramway, je ne sais plus sur quelle rue. À l'intérieur, un Noir était assis. Il portait un uniforme rouge; il devait être portier pour un hôtel. Je le regardais avec insistance, sans doute fasciné, mais sûrement effrayé. Je me serrais contre ma mère. Les seuls Noirs que j'avais vus jusqu'alors se trémoussaient, vêtus de pagne, sur le rythme des tam-tam : c'était dans les films de Tarzan. Dans Villeray, on ne voyait jamais d'«étrangers». L'exotisme, c'étaient les quelques Italiens qui habitaient le quartier. Oui, il y avait aussi quelques Anglais, et des Grecs, en face de chez nous, mais en aucun cas leur peau ne trahissait leur origine.

Un matin, un Noir arriva à l'école, créant toute une commotion. On l'observait, mi-craintifs, mi-intéressés. Les Noirs, pour nous, c'étaient les lépreux d'Afrique. Devant l'émoi causé par le nouvel élève, M. Paré ne fit ni une ni deux : il convia l'école entière dans la grande salle et là, devant tous les élèves, il frotta le cou du jeune Noir avec sa main avant d'en exposer solennellement la paume. La démonstration ne pouvait être plus claire : la couleur de la peau du garçon ne déteignait pas. Le message, quant à lui, était plutôt ambigu : encore aujourd'hui, je n'ai toujours pas saisi ce que le principal voulait nous dire...

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Il ne s'agit là que de quelques réflexions initiales sur l'école que j'ai connue et aimée. Oui, aimée. Malgré les punitions corporelles, la rigidité de la discipline, le lourd couvert religieux, je trouvais mon bonheur dans cette institution qui nous préparait à devenir des hommes. Le sujet est vaste, aussi y reviendrai-je.

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15 juillet 2007

La plus belle fille du monde

Tous, nous croisons, au cours de notre vie, des êtres qui nous émeuvent par leur grâce, leur beauté ou leur charisme. L'image que nous en gardons est imprimée durablement dans notre mémoire. Peut-être le temps magnifie-t-il leur joliesse, mais nous savons qu'il s'agissait de personnes remarquables, sur le plan de l'esthétique.

Nous savons aussi que l'appréciation de la beauté repose sur des critères qui sont souvent bien personnels, et que ces critères relèvent de considérations culturelles ou ethniques qui ne peuvent faire l'unanimité. Néanmoins, certaines personnes se démarquent si nettement du commun des mortels que nous ne pouvons que nous incliner devant l'évidence : elles sont belles. Si belles, en fait, que nier cette beauté est affaire de mauvaise foi. Évidemment, la beauté ne garantit pas la gentillesse, ni l'honnêteté, ni la compassion, mais elle n'est pas non plus synonyme de vanité.

J'ai eu le plaisir, comme tout le monde, de rencontrer de ces êtres d'exception. J'ai souvenir, notamment, d'une jeune Haïtienne qui suivait un cours de politique internationale auquel j'étais inscrit. Elle était magnifique. Froide, peu liante, mais d'une resplendissante beauté. Il y avait aussi, dans ce cours, une Marocaine qui tourneboulait tous les garçons. Sa peau sombre, ses yeux de jais attisaient le désir des étudiants qui formaient sa cour. Elle était bien entourée, cette demoiselle, et d'une approche facile. Affable, rieuse, elle séduisait tout le monde. Nous nous désolions du fait qu'elle retournerait bientôt dans son pays d'origine. Il y en a plusieurs, j'en suis certain, qui auraient bien voulu contribuer à sa naturalisation comme citoyenne canadienne.

Mon hétérosexualité ne m'a jamais empêché d'apprécier la beauté masculine, même si j'y suis évidemment moins sensible. Ainsi, alors que j'étais à Vancouver avec mon ami Michel, j'ai connu un Mexicain tout à fait singulier. Bien sûr, ses traits d'une rare délicatesse attiraient les regards, mais c'est surtout la couleur de sa peau qui le rendait attrayant. Une couleur difficile à décrire, d'un brun cuivré avec des reflets gris, presque métallisés. Je n'ai jamais revu une peau de cette teinte. J'ai aussi eu un collègue, à l'époque où je travaillais pour la Compagnie de la Baie d'Hudson, qui charmait tout le monde : un garçon tellement gentil qu'il séduisait hommes et femmes. Personne ne pouvait résister à ses yeux bleu ciel, à ses jolis cheveux bouclés et à la naïveté de son sourire.

Ce long préambule m'amène finalement à l'objet de mon propos. J'ai eu le bonheur de côtoyer, durant une courte période, une jeune femme que je n'ai jamais hésité à qualifier de «plus belle fille du monde». Oui, ma vision des choses est subjective, et l'histoire est bien ancienne. Mais chaque fois que j'évoque le souvenir de cette jeune personne, c'est la réflexion qui me vient.

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J'ai déjà mentionné que nous avions l'habitude de nous réunir au parc Ahuntsic. Ce parc se trouvait à une quinzaine de minutes de marche de mon domicile. Fréquemment, nous nous y donnions rendez-vous pour flâner, réfléchir à quelque mauvais coup, reluquer les jeunes filles et, accessoirement, les aborder. Nous étions toujours quatre ou cinq et, pour employer une expression populaire, nous «déplacions de l'air». Aussi était-il difficile de ne pas nous remarquer. Un soir que nous nous tenions sur la butte située dans la partie sud du parc, Robert trouva le moyen d'asticoter une femme qui se prélassait sur la pelouse en compagnie de sa petite famille. La dame s'offusquait des propos de Robert, ce qui eut l'heur de plaire à ses deux filles, qui nous observaient en rigolant. Lorsque la plus vieille tourna la tête en notre direction, nous fûmes saisis. Il s'agissait là du plus beau visage que j'eus jamais contemplé. Et du plus avenant. Son sourire absolument radieux nous conquit immédiatement. Non seulement était-elle belle mais, ô miracle, elle semblait intéressée par nos humbles personnes. Nous nous joignîmes à cette petite famille pour faire connaissance. Je ne me souviens pas avec précision de la réaction de la maman, mais les choses se déroulèrent plutôt bien.

Elle avait pour nom Johanne V..., et sa soeur se prénommait Liette. Nous étions ravis de nous trouver avec ces jeunes filles, et irrémédiablement attirés par Johanne. Sa beauté nous subjuguait, littéralement, et chaque seconde en sa présence était un cadeau du ciel. Dans les jours qui suivirent, nous la retrouvâmes à quelques reprises au parc. Nous nous rendions aussi dans la cour de son école, à l'occasion, quand nous faisions l'école buissonnière. Nous chahutions alors jusqu'à ce que la directrice menace d'appeler la police. Je crois que Johanne appréciait ce côté mauvais garçon que nous affichions.

Aucun des membres de notre petit groupe ne sortit jamais avec Johanne, ni même ne fit l'effort de la séduire. Quand nous en parlions, nous nous extasions sur sa beauté, bien sûr, mais je pense que cette beauté, justement, refrénait nos ardeurs. Nous la croyions inatteignable, sans doute, inaccessible. Pour ma part, jamais je n'aurais osé l'aborder autrement que d'une façon amicale. Je n'en ai même jamais été amoureux. Elle appartenait à un autre univers. Trop belle pour moi, pourrais-je dire. Inutile d'en rêver.

Pourtant, un an ou deux plus tard, elle sortit avec un garçon que je connaissais vaguement, Alain. Il était bien sympathique, mais je ne le trouvais pas très séduisant (mon appréciation était sans doute influencée par mon dépit). Je me dis alors que j'aurais dû tenter ma chance auprès de la belle Johanne : si lui était parvenu à la conquérir, pourquoi aurais-je failli dans cette entreprise?

La dernière fois que j'ai vu Johanne, je me trouvais Chez Dieu, dans le Vieux-Montréal. Elle se disputait avec Alain. Le pauvre garçon semblait désemparé. Elle sortit précipitamment du bar. Plus tard, ce soir-là, je vis Alain qui arpentait les trottoirs de la place Jacques-Cartier, à la recherche de sa douce. Il m'apparut alors qu'il ne devait pas être de tout repos de fréquenter «la plus belle fille du monde».

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Les études nourrissent notre esprit, évidemment, et elles nous permettent aussi de rencontrer des gens bien particuliers. J'ai parfois été étonné par l'intelligence de confrères et de consoeurs qui parvenaient, sans difficulté apparente, à saisir la complexité d'une question, à synthétiser un problème, à énoncer une solution. Et, indubitablement, les gens intelligents nous attirent. Surtout si, de surcroît, ils ont fière allure.

Nous amorcions l'étude de la politique étrangère des États-Unis. La professeure, une Américaine, présentait son plan de cours. J'étais assis derrière une jeune femme que j'observais, intrigué. Elle posait de nombreuses questions, ce qui me laissa croire qu'elle possédait une grande connaissance des subtilités de la politique américaine. Elle m'impressionnait. Et elle m'impressionnait aussi par son physique. Était-elle belle? Je n'en sais trop rien! Mais elle retenait l'attention. Très maigre, presque fragile d'apparence, elle semblait pourtant énergique. Le rouge de sa bouche et le noir de ses cheveux tranchaient sur sa peau, d'une blancheur spectrale. Un bandeau retenait sa chevelure, et un collier de cuir serrait son cou. Elle portait un chemisier blanc qui laissait deviner une poitrine assez forte qui contrastait avec le reste de sa personne, menue. Oui, elle m'impressionnait, et je dirais même qu'elle m'attirait.

La professeure nous annonça qu'au cours de la session, nous irions à Burlington, au Vermont, rencontrer le maire de la place, seul maire socialiste des États-Unis, et visiter le département de science politique de l'université de l'État. Ce petit voyage devait être mémorable.

Le jour du voyage, un ami m'accompagnait, Gino. Et ma consoeur étudiante dont il est ici question, prénommée Danielle, participait évidemment à cette expédition. Le trajet jusqu'à Burlington se déroula sans anicroche. Les échanges restaient polis et courtois, nous tenions nos rôles d'universitaires avec sérieux. La situation allait cependant évoluer après la visite au maire. Jusqu'à ce jour, je n'avais entretenu aucun rapport particulier avec Danielle. Pour des raisons qui m'échappent, elle se colla alors à moi et Gino et nous suivit dans tous nos déplacements, à l'université d'abord, puis dans les rues marchandes de la ville. La chose pourrait sembler banale, mais elle ne l'était pas. Je découvris chez Danielle, en ces quelques heures, une personnalité que je ne soupçonnais absolument pas. Elle était délirante. Nous trouvions-nous séparés quelques instants qu'elle hurlait nos noms pour ne pas nous perdre. Elle s'exclamait bruyamment devant tout ce qui retenait son regard, passait des réflexions d'une voix si forte que les passants se retournaient. Les autres étudiants riaient sous cape, moi et Gino nous trouvions bien embarrassés. La journée se termina dans un bar qui offrait le verre de bière à vingt-cinq sous durant le «happy hour». Le retour vers Montréal se passa dans une allégresse qui n'avait rien de studieuse. Et Danielle compta pour beaucoup dans les rires qui animaient le groupe. À partir de ce moment, de façon bien peu charitable, moi et Gino ne parlâmes plus jamais de Danielle qu'en la nommant «la connasse».

Jamais je n'avais si mal jugé une personne. Je découvrais en Danielle une femme totalement différente de la femme que j'imaginais. Elle était d'une réjouissante vulgarité, ne dédaignait pas le rire gras, et pouvait tenir des propos tout à fait sidérants, sans pudeur aucune, sur les aléas de sa vie sexuelle. Mais, par-dessus tout, elle était une copine qu'il faisait bon fréquenter. Car elle devint mon amie. Gino m'incitait subtilement à passer aux choses sérieuses, mais j'étais un mari fidèle. Sans doute l'ai-je désirée, mais je n'ai jamais cherché à en faire ma maîtresse. Et elle-même n'a jamais laissé croire que nos relations pourraient dépasser le stade de la simple amitié. C'était bien ainsi.

Danielle resta mon amie jusqu'à ce qu'elle termine son baccalauréat. Elle quitta alors l'université, et je ne la revis plus. Je pense qu'elle aimait bien jouer à «la connasse», mais elle n'était certainement pas aussi supide que nous le prétendions. Je vois plutôt en elle une agréable compagne d'études, une fille délurée qui aimait avoir du plaisir. Je peux même dire que c'est une personne que je regrette aujourd'hui et que je reverrais avec joie. J'espère que la vie lui a été favorable.

*

Quand nous étions jeunes adolescents, ma soeur J. avait une amie, Manon G., qui, à mes yeux, n'offrait aucun intérêt. Elle était gentille, un brin naïve, et se faisait surtout remarquer par une propension à proférer des énormités souvent hilarantes, comme lorsque nous avons pris le métro pour la première fois, un ou deux jours après son inauguration : elle affirmait que nous devions embarquer dans le wagon de tête pour arriver plus tôt à destination.

Manon, en sa qualité d'amie de ma soeur, ne pouvait attirer mon attention. C'est qu'à cet âge, les frontières sont, la plupart du temps, plutôt claires entre la bande à l'un et la bande à l'autre. De plus, je n'avais jamais observé cette jeune fille de façon intéressée : elle n'appartenait pas à mon univers. J'aurais donc été bien en peine de dire si elle était jolie ou non. Je ne la regardais pas.

Ce n'est que des années plus tard que j'allais m'apercevoir que cette fille était, en fait, une fort jolie femme. Et le mot «jolie» n'est peut-être pas approprié. C'est un vieux fond de pudeur qui me le fait utiliser. Manon était plutôt une belle femme, et même un canon.

Par un concours de circonstances dont je garde un souvenir imprécis, je me suis, un soir, retrouvé chez elle. Je crois qu'elle habitait près de la Cité de la Santé, à Laval. Elle était mariée et maman. Je connaissais son mari, qui avait été un ami de ma soeur et qui m'avait enseigné au moment où il entamait sa carrière de professeur. Assis avec eux au salon, j'avais de la difficulté à détacher mon regard de Manon. La conversation était agréable, il faisait bon se remémorer des événements du passé, mais il était surtout bon de contempler mon hôtesse. Elle était vraiment superbe. Ce serait faire preuve de machisme que d'insister sur ses attributs physiques, mais je dois quand même dire qu'elle était divinement roulée. Et son visage rousselé et souriant ne pouvait que séduire. Elle avait cette beauté naturelle qui suscite, volontairement ou non, le désir. Et sa petite voix légèrement éraillée ajoutait à son charme, à sa sensualité. Elle n'avait rien perdu de son innocence, ce qui la rendait encore plus désirable.

Je suis parti en me demandant si son mari avait conscience de l'extraordinaire pouvoir de séduction de son épouse. En avait-elle elle-même conscience?

***

Christiane

Je dois le dire, il n’est pas facile de parler ici de ma première épouse. Non pas que j’entretienne à son égard de vieilles rancunes. Les années ont cet étonnant pouvoir d’adoucir toutes les douleurs, de calmer tous les tourments, d’effacer toutes les rages. Non, il m’est difficile d’en parler car elle est devenue, au fil du temps, une espèce d’abstraction, un personnage d’une histoire que je reconnais à peine comme la mienne. C’est que l’existence se construit et déconstruit au rythme de nos expériences, l’une remplaçant l’autre, l’une chassant l’autre. Si bien que nous finissons par compartimenter nos souvenirs, et les gens qui les habitent. Quand ces gens ne font plus partie de notre quotidien ou qu’ils ne hantent plus notre esprit, ils se figent lentement, deviennent froids comme la pierre. Il est alors bien ardu de retrouver les sentiments et les émotions qu’ils ont pu nous inspirer.

En fait, c’est quand on cesse de penser à une personne qu’elle devient un fantôme de moins en moins encombrant, un simple nom qu’on prononce parfois pour situer un événement ou une anecdote, une image fixe appartenant à une époque révolue, à un monde disparu. Aucune émotion n’est alors suscitée par son rappel. Il ne s’agit plus que d’une référence à un passé qui nous laisse indifférents.

Bizarrement, c’est en ressassant les souvenirs de mon deuxième mariage que j’en suis venu à mesurer l’immense distance qui me séparait de Christiane. J’en ai eu froid dans le dos. Se pouvait-il que près de vingt ans de vie commune ne me laissent ni pensées heureuses ni pensées malheureuses, ni amour ni haine? Se pouvait-il que toutes ces années se traduisent par un vide sentimental, un vide total? Si ce devait être le cas, à quoi m’aurait-il donc servi de vivre cette relation? Il m’est alors apparu nécessaire d’emprunter un parcours qui me conduirait en des lieux que j’avais depuis longtemps désertés. Il me fallait redécouvrir cette jeune femme, ressentir de nouveau les émotions, bonnes ou mauvaises, qu’elle m’avait fait vivre.

*

Les premiers moments de cette relation se déroulèrent dans le chaos. Non pas que les prémices en furent mauvaises. Bien au contraire. Je crois qu’on pouvait augurer d’une attirance réciproque les bonheurs, petits et grands, qui parsèment l’amour. Pourtant, un grain de sable fut déposé dans l’engrenage. Gille B. se chargea d’enrayer la machine. C’était notre premier week-end d’amoureux, nous nous trouvions avec quelques amis. La soirée s’annonçait délicieuse quand Gilles, pour une raison qui m’échappe encore aujourd’hui, soutint que j’avais tenu des propos fort désobligeants ayant Christiane comme objet. En vérité, j’ignore si j’avais ou non tenu ces propos; cependant, quand on se retrouvait entre garçons, on disait tellement de niaiseries qu’il est bien possible que j’aie prononcé des paroles peu heureuses, pour crâner. Si ce fut le cas, il n’y avait aucune nécessité, de la part de Gilles, d’en rappeler l’existence. Mais il prit un malin plaisir à les rapporter à Christiane, ce qui alourdit immédiatement l’ambiance.

Je ne me souviens pas avec précision de ce qu’il se passa alors. Sans doute essayai-je de sauver la face. Et je pense que les filles présentes s’empressèrent auprès de Christiane pour lui faire comprendre qu’il ne s’agissait que de balivernes et qu’elle ne devait pas prendre au sérieux ce que Gilles prétendait. Je cherchais un moyen de détendre l’atmosphère, de ramener une certain entrain dans la soirée. À cette époque, Robert et moi avions de curieux passe-temps; ainsi, nous nous amusions à «mâcher» des lames de rasoir et des aiguilles. Aussi avions-nous toujours sur nous ces objets qui n’ont rien d’inoffensifs s’ils sont mal manipulés. Stupidement, j’entrepris de me taillader le bras avec une lame de rasoir, pour faire l’intéressant. Mais je mesurai mal mes gestes, et les coupures atteignirent une profondeur que je ne souhaitais pas. Ce fut bientôt la panique, et je dus me rendre d’urgence dans une clinique pour qu’on y recouse mon bras. Trente-huit ans plus tard, j’en porte encore les marques. Christiane fut peut-être impressionnée par ce geste un peu fou, ou peut-être considérait-elle qu’il s’agissait là d’un témoignage d’amour. Quoi qu’il en soit, elle me pardonna ma prétendue «faute», et notre relation ne fut pas autrement menacée.

*

À mes yeux, Christiane était une jeune fille distinguée, brillante, séduisante. Dans les premiers mois de nos fréquentations, elle parlait peu de sa famille. Je savais que son père conduisait un taxi, c’était à peu près tout. Je l’imaginais en homme sévère, austère, en homme ayant de la poigne. Cette impression venait sans doute du fait que Christiane restait toujours à sa place, n’avait rien d’une jeune femme délurée, était presque sérieuse. Et que jamais elle ne m’invitait chez elle. J’en déduisais que son père tolérait mal les garçons qui pouvaient tourner autour de ses filles. Et puis nos relations restèrent tout à fait chastes un long moment. Elle m’apparaissait donc comme une bonne fille, et je la respectais. Bien sûr, de longues séances de «necking» rythmaient les soirées que nous passions ensemble, mais il nous fallut bien du temps pour en arriver à une plus grande intimité.

Avec Christiane, je pénétrais dans un nouvel univers, celui de l’engagement. Je pressentais que notre relation ne serait pas éphémère. Elle devenait ainsi précieuse. Les premiers mois furent absolument délicieux. Nous fréquentions assidûment Robert et Diane L. qui, parallèlement, vivaient leur propre histoire d’amour. Très souvent, nous nous retrouvions à quatre dans la chambre de Robert. Charles Aznavour berçait alors nos longs échanges de baisers, qui étaient ponctués de petits bouts de conversation. Nous étions bien, et vivions intensément les émotions qui nous assaillaient. En compagnie de Diane et Christiane, nous étions plutôt sages, mais nous n’avions rien perdu de notre folie. Sitôt les filles rentrées, nous déconnions tout autant qu’avant. Nous étions tous les quatre très amoureux, et les longues heures qui nous réunissaient étaient de purs moments de bonheur.

Et ce bonheur sans nuage allait nous mener jusqu’à l’été…

***


9 juillet 2007

Rencontre

J'ai parfois un peu de difficulté à mettre tous les morceaux dans le bon ordre, à me souvenir avec exactitude du déroulement des événements. Mais il y a des choses qu'on n'oublie pas, et des dates inscrites à l'encre indélébile dans le grand livre de sa vie. Et il y a aussi de petits préambules aux moments marquants d'une existence.

Nous sommes en novembre ou en décembre 1969. La soirée est douce pour la saison. À notre habitude, nous traînons dans les rues. Nous nous trouvons à Laval-des-Rapides, près de la rue Desmonts, là où la famille de Robert a récemment emménagé. Nous apercevons soudain deux ou trois jeunes filles qui déambulent sur le trottoir. Nous nous approchons, toujours intéressés par la gent féminine. Surprise! Parmi ces jeunes filles se trouve Diane L., mon «ex». Petite conversation impromptue avec les demoiselles. Je suis toujours sensible au charme de Diane, et je m'aperçois que Robert la mange des yeux. La situation est plutôt amusante.

Une fois les jeunes filles disparues, nous ne tardons pas, en bons crétins que nous sommes, à discuter de leurs attributs. Visiblement, Robert a été séduit par Diane. Je me moque de lui et je prétends pouvoir de nouveau sortir avec elle, si le cœur m’en dit. Il proteste et soutient qu’il saura bien faire pencher la balance en sa faveur. Nous nous lançons alors un défi idiot sans enjeu véritable, sinon celui de préserver notre honneur de jeune mâle : on usera de nos talents de séducteurs auprès de la belle, et le meilleur saura bien gagner son cœur.

Les choses ne se passeront pas comme nous nous y attendions. En fait, je n’ai jamais vraiment cherché à reconquérir Diane car, bientôt, une jeune femme allait entrer dans ma vie, et pour un bon moment.

*

Un bon «party» a toujours constitué le meilleur moyen de rencontrer des filles et de les draguer. Souvent nous nous rassemblions à la maison, au sous-sol, pour écouter de la musique, jaser et, disons-le, «niaiser». Nous faisions parfois des trucs assez rigolos, comme des concours de «détachage de brassière» auxquels participaient, évidemment, nos amies les plus volontaires. On jouait aussi à la bouteille, à l’occasion. Des petits jeux bien anodins, finalement. Il y en avait aussi qui dérapait, comme Anne S., qui n’hésitait pas à manifester son humeur en éteignant ses cigarettes aux endroits les plus imprévus, comme sur mon visage… Bref, la vie était belle et, ma foi, assez excitante. Mais ces rencontres n’avaient pas le cachet que peut offrir un vrai «party». C’est pourquoi nous décidâmes d’en organiser un chez moi, avec l’autorisation de mes parents. Il eut lieu le 17 janvier 1970.

J’avais invité plusieurs personnes dont, sur la demande pressante de Robert, Ginette Moran. Sans doute Diane y était-elle, et sa sœur Francine, mais je ne me souviens plus très bien des gens qui sont venus. Ce dont je me souviens, par contre, c’est que Robert avait invité une de ses amies, une jeune fille qui gardait les enfants de ses voisins durant l’été : Christiane.

Le «party» ne fut pas un succès, sans être un fiasco. Ginette Moran était arrivée en compagnie de jeunes hommes peu recommandables, si bien que l’atmosphère était un peu lourde. En fait, personne ne s’amusait. Et ces garçons avaient apporté de la bière, ce qui n’était pas prévu au programme. Pour assainir le climat, j’ai demandé à mon père d’intervenir. Il est donc descendu pour nous annoncer que la fête était terminée. Mais elle n’était terminée que pour les indésirables. Une fois qu’ils furent partis, tout revint à la normale. Bien sûr, la fête s’en trouva réduite, mais ce fut pour le mieux.

Christiane m’intéressait, je dois le dire, et elle se montra avenante, sans outrepasser le bon goût. Mais elle était gentille avec tout le monde, aussi ne pouvais-je rien conclure de son attitude. Elle était vêtue d’une petite jupe de daim brune et d’un col roulé plutôt sobre. Elle affichait un entregent que je n’avais pas, et me paraissait bien distinguée.

C’est le souvenir que je garde de notre première rencontre.

*

La semaine suivante, nouveau «party», mais chez les B., cette fois. J’avais invitée une jolie demoiselle (j’en ai fait mention dans un précédent billet), mais elle me fit faux bond, malheureusement. Je ne crois pas que cela m’ait beaucoup affecté. Il faut dire que l’alcool contribuait à égayer la fête et, conséquemment, à me rendre d’humeur badine. J’ai trop bu, je pense que j’ai lourdement dragué Christiane et Anne M., qui était présente ce soir-là, avant de finalement m’écraser sur un sofa et… sur mes lunettes. Je revois Christiane qui s’inquiétait de mon état. Peut-être avais-je, finalement, des chances de séduire cette jolie personne!

Le jour de la Saint-Valentin, on remit ça. La soirée se déroulait chez mon cousin Claude. Ce fut épique. À mon grand désappointement, Christiane arriva accompagnée d’un dénommé Jean-Paul, un bon garçon que nous fréquentions depuis peu. Pour tromper ma déception, je me mis à boire un peu trop, et je ne fus pas le seul. Mais, au fil de la soirée, il m’apparut évident que Christiane lorgnait en ma direction. J’en déduisis que le pauvre Jean-Paul venait d’être largué.

J’étais ivre, je faisais du chahut, je me cognais partout. Ma tante Bado était un peu débordée par la tournure des événements. Christiane s’offrit à m’accompagner à l’extérieur : une petite promenade me calmerait. Sitôt sortis, nous vîmes Gilles, à quatre pattes dans la neige, qui vomissait entre deux éclats de rire. Lui aussi avait atteint certains sommets, sur le plan de l’ébriété.

Je me souviens un peu de cette promenade. Elle fut bien agréable, et combla le vif désir que j’avais de me rapprocher de Christiane. Elle prit mon bras. Ce geste, bien que simple, était porteur d’un avenir radieux, me sembla-t-il.

*

Christiane habitait sur la rue Logan, dans le centre-sud de Montréal, qu’on appelait autrefois le faubourg à mélasse. Un quartier dur à l’époque, quartier qui connaîtrait plus tard un embourgeoisement avec l’érection de la tour de Radio-Canada et la venue d’une faune intellectuelle qui allait chasser les vieux habitants plus à l’est. Le jeudi qui suivit le «party» chez Claude, Christiane nous invita à une exposition scientifique qui se déroulait dans son école. Ce fut une bien belle soirée, et Claude était particulièrement allumé ce soir-là. Il semblait s’intéresser à tout et posait de nombreuses questions. J’y rencontrai Lina Bonami, une fille que j’avais connue à Pont-Viau. Elle était déménagée et fréquentait maintenant cette école.

Après la visite de l’exposition, nous raccompagnâmes Christiane chez elle, non sans nous arrêter d’abord dans un petit restaurant pour boire un Coke. Au restaurant, elle s’assit à mes côtés. Ce fait pouvait sembler insignifiant, mais c’était tout le contraire : il symbolisait la naissance de notre union. En prenant place à mes côtés, Christiane m’indiquait qu’entre elle et moi, c’était vrai.

*

Voilà comment s’est amorcée une histoire qui durerait près de vingt ans. Les premiers moments d’une telle histoire sont toujours fort émouvants et nous procurent des émotions inoubliables qu’il est bien difficile de rendre par des mots. Je ne sais pas si j’en serai capable, mais je vais essayer.

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5 juillet 2007

Voyages

Les voyages forment la jeunesse, dit-on. Souvent, aussi, ils nous font grisonner. Notamment quand on voyage en couple. En fait, le voyage peut avoir des vertus pédagogiques : il n'y a rien comme un périple en terre étrangère pour nous faire connaître nos limites sur le plan de la patience, et sur celui de notre capacité à endurer l'autre. Il s'agit donc d'un outil précieux pour évaluer la probabilité qu'une union résiste au temps. C'est une espèce de condensé de la vie commune qu'offre la proximité imposée par le voyage. Si on y survit les deux ou trois semaines que dure l'aventure, peut-être y a-t-il de l'espoir.

*

J'ai déjà fait allusion à mon premier vrai voyage, qui nous a conduits, moi et ma compagne d'alors, sur les rives du Pacifique. Mon deuxième voyage fut d'une tout autre nature. Ce fut un voyage éclair, en fait, dans le New York du début des années soixante-dix, le New York d'avant Giuliani. Nous étions cinq, dans une voiture qui ne démarrait qu'une fois sur dix, avec Gilles B. comme pilote, sans aucun élément féminin à bord. C'est dire que nous étions prêts à déconner et à rigoler. Ce bref déplacement (si mes souvenirs sont bons, nous ne passâmes qu'une journée dans la métropole états-unienne) allait amplement nourrir mes préjugés à l'égard de cette immense ville. C'est qu'en une journée, nous en avons vu, des choses. Première image : des clochards qui dorment à même le trottoir, au milieu d'immondices. La circulation était intense, et nous roulions un peu au hasard, saisis par tout ce qui s'offrait à nos yeux. La première personne à qui nous avons adressé la parole, un cycliste noir, nous a répondu... en français. Un Haïtien perdu dans la mégapole.

Nous avons acheté de la bière. Nous sommes passés par Brooklyn et Harlem, qui constituaient alors un spectacle ahurissant. Arrêtés à un feu rouge, nous observions avec inquiétude un groupe de Noirs qui nous dévisageaient avec une évidente hostilité, couteau au poing. Nous avons dû rebrousser chemin à une intersection parce que... l'intersection avait disparu. Il ne restait qu'un immense trou. Nous regardions, incrédules, des maisons sans porte ni fenêtres, mais habitées. Nous avons vu une jeune femme courtement vêtue, mais accompagnée de deux terrifiants molosses et, quelques rues plus loin, une femme habillée comme si elle se trouvait en Sibérie au coeur de l'hiver. Plus tard, coincés dans la circulation, nous avons vu un homme descendre de son camion et tabasser le conducteur de la voiture qui le suivait. Oui, New York projetait l'image à laquelle nous nous attendions.

Pourtant, une jeune fille qui distribuait des prospectus à l'entrée d'un musée vint adoucir le portrait. Souriante, avenante, elle nous fit la conversation. Ce fut le seul élément positif de notre visite en sol américain. Nous quittâmes New York renforcés dans notre conviction qu'il s'agissait d'une ville peuplée de fous, dangereuse et menaçante.

*

Michel tenait beaucoup à aller à Vancouver, et insistait pour que je l'accompagne. Je m'offris donc un petit congé conjugal et, aux frais de Michel, m'embarquai encore une fois pour cette lointaine ville.

Nous avions en tout et pour tout 150 $, une fois les billets payés. Soucieux d'économiser, nous fîmes quelques provisions avant le départ. Mais nous n'avions pas pensé qu'il y avait un bar dans le train... Le voyage se passa relativement bien, mais la bière n'était pas donnée. À notre arrivée à Vancouver, nous n'avions plus un rond!

Le voyage durait trois jours. Nos provisions devaient, elles aussi, durer trois jours. Le deuxième jour, cependant, un malheureux accident les altéra. Nous avions apporté des oeufs dans le vinaigre; je ne me souviens plus si le pot se brisa ou s'il fut mal refermé, mais le vinaigre se répandit dans tous les aliments. Je peux vous assurer que se nourrir de pain mouillé de vinaigre n'est pas une expérience agréable. Mais à la guerre comme à la guerre! Quand on a faim, on se contente de peu.

Nous passâmes la dernière soirée en train avec deux charmantes jeunes filles de Vernon, une petite ville nichée dans les Rocheuses. Nous tentions de leur enseigner des rudiments de français, une véritable partie de plaisir. Après des heures de répétition, de bavardage, de cris enjoués et de rires, un voyageur, excédé, nous pria fort peu poliment de la fermer. Il est vrai que la nuit avançait. Nous nous sommes donc calmés, puis endormis. Durant la nuit, le système de chauffage du wagon s'emballa et la température devint anormalement chaude. Enroulé dans mon sac de couchage, je me réveillai trempé de sueur. Nous venions d'arriver à Vernon. Je sortis dans la nuit hivernale en t-shirt. J'eus à peine le temps de voir les deux jeunes Canadiennes anglaises quitter le quai. Un petit signe de la main fut nos seuls adieux.

Vancouver ne se révéla pas aussi idyllique que Michel l'espérait. Nous n'avions plus un sou, aussi ne nous restait-il qu'une seule option si nous ne voulions pas dormir dans un parc : l'Armée du Salut. C'est parmi les clodos, timbrés ou non, après une douche obligatoire dans une aire ouverte, que nous passâmes notre première nuit en Colombie-Britannique. Michel n'apprécia pas l'expérience, ni moi, d'ailleurs. Dès le lendemain, nous nous mîmes en quête d'un nouveau gîte. Le Pacific Hostel nous accueillit. Une grande bâtisse à plusieurs étages qui logeait tous les jeunes errants de la ville. La discipline y était militaire, mais on pouvait y manger. Et les responsables nous donnaient quelques sous chaque semaine pour notre tabac. Ce n'était pas le paradis, mais ce n'était pas l'enfer.

Nous vécûmes un mois en ce lieu. Le jour, nous flânions dans les rues, désoeuvrés. Le soir, nous nous rendions dans le Gastown, une sorte de Vieux-Montréal à la sauce britannique. Nous quêtions quelques sous pour nous offrir une bière, puis nous rentrions au foyer. Michel ne supportait pas bien ce régime et avait le mal du pays. Il téléphona à ses parents pour qu'ils lui envoient de quoi payer le voyage de retour. Dans mon esprit, je pensais revenir sur le pouce avec Michel et utiliser l'argent qu'il recevrait pour acheter de la nourriture. Mais il ne l'entendait pas ainsi. Il m'annonça qu'il rentrait à Montréal et qu'il m'enverrait de l'argent, «dès qu'il le pourrait», pour que je puisse à mon tour revenir. La belle affaire!

Une fois qu'il fut parti, je me suis rendu compte que jamais, de toute ma vie, je n'avais été aussi libre. J'étais seul, dans une ville «étrangère», pouvant disposer de mon temps à ma guise, sans me préoccuper de quoi que ce soit ni de qui que ce soit. Alors j'en profitai pleinement, mentalement. C'était une belle sensation que de me promener au gré de mon inspiration, de faire ce que je désirais faire sans autrement m'inquiéter de plaire ou de déplaire à quiconque. Évidemment, un tel bonheur ne pouvait durer éternellement. Il me fallait trouver un moyen de rentrer à Montréal, auprès de ma petite famille. C'est Noël Chevrier, un garçon avec qui j'avais travaillé à l'ancien ministère des Postes, qui me fit parvenir l'argent nécessaire au voyage. Un beau geste, compte tenu du fait qu'on ne se connaissait pas beaucoup. Je n'ai jamais oublié sa générosité, et je lui ai rendu cet argent, bien sûr.

Le voyage de retour, en autobus, se déroula bien, d'autant plus que je fis une rencontre que je n'oublierai jamais. Nous faisions une halte de quelques heures à Calgary. Il faisait un froid de canard, aussi demeurai-je à l'intérieur de la gare routière. Bientôt, je remarquai une jeune Amérindienne qui semblait attendre le même autobus que moi. Quand la chose se confirma, je ne pouvais qu'espérer que le sort me sourit. Je montai le premier à bord de l'autobus. Peut-être viendrait-elle s'asseoir à mes côtés. Mais il en fut autrement. Une femme assez corpulente, un bébé sur les genoux, prit le siège voisin du mien. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, je jasai quelques minutes avec la dame avant de m'installer pour dormir; la nuit tombait. Quand je me suis réveillé, ô miracle, la jeune Amérindienne était à côté de moi. Elle avait échangé sa place avec celle de ma première voisine, qui désirait rejoindre une amie. Je ne m'en plaignis point. La nuit fut délicieuse. Nous parlions tout doucement pour ne pas importuner nos compagnons de route. Elle s'appelait Tricia Desnomies et se rendait chez sa tante, à Regina. Au fil des heures, notre intimité crût. Jamais mes doigts n'avaient caressé une peau aussi douce, vraiment, et je ne retrouverais jamais cette douceur. De tendres baisers adoucirent le trajet jusqu'en Saskatchewan. Nous convînmes de prendre un café en arrivant à destination mais, sitôt débarquée à Regina, Tricia constata que sa tante l'attendait. Nous nous quittâmes donc en échangeant un long regard. Évidemment, je ne la reverrais jamais. Un peu triste comme pensée, mais un souvenir heureux.

*

La première fois que j'ai vu l'océan, c'était à Hampton Beach, une petite ville de la côte Est américaine, au New Hampshire. Christiane et moi avions fait garder les enfants. Notre première excursion en couple sans la marmaille. Nous avions loué une chambre dans une espèce de pension tenue par des gens d'un certain âge, bien gentils. Ils nous invitaient tous les soirs à regarder la télévision en leur compagnie, mais nous déclinions leur offre, tout au plaisir de nous trouver seuls dans notre chambre. Ce fut une semaine de rêve : il a plu tous les jours, et rien ne sied mieux à mon caractère que la pluie qui tombe. Chaque matin, j'allais m'installer sur un rocher où la mer venait se briser dans un grand fracas. Je restais là des heures, sous la pluie, ne me lassant pas du spectacle des vagues écumantes. La plage était évidemment déserte, personne ne troublait ma quiétude. Puis je rejoignais Christiane, et les heures s'écoulaient dans une douce oisiveté.

Une virée nous mena à Boston, une journée, toujours sous la pluie. Magasinage, repas, promenade, cette ville était bien sympathique, mais Dieu qu'y circuler en voiture était compliqué. Et en sortir représentait un véritable défi. Si bien qu'après plusieurs essais qui nous ramenaient toujours à notre point de départ, nous décidâmes d'emprunter une route opposée à celle devant nous conduire à destination. Et c'est au prix d'un très long détour que nous pûmes enfin rentrer à notre pension d'Hampton Beach.

Avant de revenir à Montréal, je recueillis un petit crabe égaré sur la plage. Malgré des soins attentifs et l'eau de mer que j'avais rapportée, le pauvre crabe ne survécut que quelques jours à son déracinement. L'air québécois ne lui convenait peut-être pas. À suivre...

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2 juillet 2007

Les amourettes

Il suffit parfois d'entendre une pièce musicale pour plonger dans une mer de souvenirs, et il ne s'agit pas toujours d'une expérience agréable. Les souvenirs, aussi doux soient-ils, sont souvent porteurs d'une souffrance inextinguible, souffrance qui émane de toutes ces choses que nous n'avons pu compléter, de tous ces espoirs que nous n'avons pu concrétiser, de tous ces projets laissés en plan, volontairement ou non. Et qui émane aussi de ces amours qui jamais ne se sont incarnées. Ainsi, une musique de Joaquin Rodrigo saura toujours me torturer, me faire si mal qu'il m'arrive d'être incapable de l'écouter. Cette musique évoque une si belle illusion qu'elle me donne parfois des envies de mourir. Juste des envies, parce que, finalement, j'aime profondément l'existence, et que d'espoirs je peux vivre, et que de patience je peux user, aussi vains que puissent paraître mes efforts.

Mais les souvenirs ne sont pas que noirceur et tristesse, que spleen et mélancolie. Ils sont aussi des rappels de moments joyeux ou heureux, la preuve qu'il fut bon d'être vivant, d'être jeune, d'être aimé et d'être aimant. Des clins d'oeil à notre vie qui s'étire au-delà du demi-siècle.

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Il y a des amours tragiques, de longues amours, des amours passionnées, bien sûr, mais il y a également de petites amours, celles qui viennent, comme une brise rafraîchissante, carresser légèrement notre coeur. Elles durent ce que durent les fleurs, elles sentent bon et, surtout, elles ne nous malmènent pas trop. Elles vivent une journée, une semaine, parfois une seule soirée, et même l'instant d'un soupir. Pourtant, elles s'incrustent en notre être, sans raison apparente. Je voudrais bien qu'on m'explique pourquoi je peux encore penser, à l'occasion, à cette enfant croisée dans un commerce de Saint-Alexis-des-Monts. Vision aussi brève qu'éblouissante dont je n'ai jamais pu me débarrasser. Je voudrais bien qu'on m'explique pourquoi défilent encore en mon petit crâne des images d'une dénommée Guylaine que j'ai rencontrée trois ou quatre fois. Elle aimait trop le bowling pour que je m'y attache vraiment.

Je voudrais bien qu'on m'explique, mais je crois qu'il n'y a aucune rationalité dans le fait qu'on se souvienne d'une personne ou qu'on l'oublie. Question de circonstances, j'imagine.

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Le hasard est souvent amusant. J'ai déjà mentionné en ces pages le nom de Rosanne, une jeune fille dont Gilles B. était sérieusement épris. Eh bien, des années plus tard, elle allait faire brièvement partie de la famille, en quelque sorte, en devenant la belle-soeur de ma soeur D. Son mariage n'a pas duré, et elle est retombée dans les limbes dont elle n'aurait jamais dû sortir. C'est que je ne l'aimais pas beaucoup, moi, cette Rosanne. Jeune adolescente, elle était déjà d'une suffisance horripilante. Sans doute était-elle belle mais, selon moi, elle ressemblait davantage à une poupée de porcelaine qu'à une jeune fille qu'on voudrait serrer dans ses bras.

Cette Rosanne avait une amie, Hélène Descoteaux, et Gilles aurait bien voulu que je m'en amourache. Moi, je résistais. Cette fille ne m'attirait pas. Je la trouvais un peu ronde, mais il s'agissait surtout d'un prétexte. Quand Gilles me demandait pourquoi je ne voulais pas sortir avec Hélène, je répondais : «Est big!» Compte tenu de ma prononciation (je n'ai jamais été champion de diction), ça sonnait davantage comme «a big». Longtemps, très longtemps, Gilles allait faire de ce «a big» un sujet de moquerie. En vérité, cette Hélène était sans doute une délicieuse jeune personne. Un jour, il m'a semblé qu'elle pourrait être une agréable compagne. En fait, elle était très jolie, et elle n'était pas un échalas comme Rosanne. Alors que je m'ouvrais de mes intentions à Gilles, il m'apprit qu'Hélène avait maintenant un amoureux. Fin de l'histoire.

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Je venais juste de rentrer de Nominingue. Gilles m'appela, excité : rendez-vous au parc Ahuntsic en début de soirée. Je le trouvai en compagnie d'une jeune fille que je ne connaissais pas, sa nouvelle blonde. Elle s'appelait Micheline. Elle semblait manquer d'assurance et était apparemment subjuguée par le beau Gilles. Ce crétin s'amusait à l'humilier. Par exemple, il lui demandait de m'embrasser, et elle s'exécutait, de peur de lui déplaire. Moi, pas plus fin, je profitais de l'occasion.

Je ne me rappelle plus très bien comment les choses se sont passées mais, bientôt, Gilles l'a laissée. Elle est alors devenue ma copine, et je crois bien que ce fut ma première vraie blonde «officielle». C'est elle qui m'a accompagné au mariage de ma soeur R. Mais je n'étais pas stupide, et je savais bien qu'elle sortait avec moi pour avoir le bonheur de rencontrer Gilles. Après quelque temps, j'ai décidé de mettre fin à notre relation, mais elle a beaucoup insisté pour que nous restions ensemble, tant et si bien que j'ai accepté. Oui, m'avoua-t-elle, son but premier était de ne pas s'éloigner de Gilles mais, maintenant, elle m'aimait. Sa sincérité était évidente, la mienne, un peu moins.

Micheline était plus vieille que nous et pouvait sortir plus tard que les autres filles que je fréquentais. Le plus souvent, nous nous voyions à vingt et une heures. Ce qui me laissait du temps à tuer avant de la rejoindre. C'est à cette époque que j'ai rencontré Diane L. Je l'avais déjà vue, l'hiver précédent, mais je ne m'y étais pas autrement intéressé. Un soir, elle est arrivée chez les B. Elle m'a tout de suite plu. Avec ses cheveux bouclés, sa petite bouche rouge et ses grands yeux, elle était mignonne. Il n'était pas question que je laisse passer l'occasion. Je l'ai harcelée une soirée durant, ne lui laissant aucun répit. Finalement, je l'ai coincée sur le balcon; j'exigeais qu'elle m'embrasse. Voyant que je ne céderais pas, elle s'y résolut. Ce premier baiser scella notre union. J'avais une nouvelle blonde. Le problème, c'est que j'en avais déjà une, de blonde.

Diane était très jeune, et ses parents, plutôt sévères. Aussi rentrait-elle tôt. Les choses ne pouvaient mieux se présenter. Je passais le début de la soirée avec Diane, et la terminais avec Micheline. Mais même les meilleurs stratégies ne durent qu'un temps. Un soir, Diane partit, comme d'habitude, et Micheline s'amena. Alors que j'étais avec elle, Diane revint. J'en ai oublié la raison, mais pas le résultat...

J'ai réussi à me réconcilier avec Diane... et Micheline. Mais cette «double vie» ne pouvait durer éternellement. Bientôt, je n'eus plus de blonde du tout. Le souvenir que je garde de Diane est fait de baisers sucrés, de «slows» collés et, peut-être, d'un amour qui n'était pas aussi anodin que je voulais le croire. Quant à Micheline, un sort malheureux l'attendait : un garçon que je nommerai pas ici l'a violentée, une nuit. Lorsque j'ai appris la chose, j'ai mal agi. Une des grandes hontes de ma vie. Dans les années qui suivirent, j'ai croisé Micheline à quelques reprises. Jamais plus nous ne nous sommes adressé la parole : elle se contentait de me regarder avec des yeux sombres et dédaigneux, et je me contentais de baisser la tête, piteux.

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Rien n'est vraiment simple dans la vie. Et notre avenir repose souvent sur le hasard. Nous sommes en janvier 1970. Un «party» doit avoir lieu chez Gilles et Michel, et je meurs d'envie d'inviter une demoiselle que je trouve bien charmante, Francine Lefebvre. Le hic, c'est que cette Francine a une amie, Renée A., qui en pince sérieusement pour moi. Mais l'objet de mes rêves, c'est bel et bien la Francine, et je ne peux rien y faire. Je la connais bien, nous sommes toujours assis ensemble dans les cours d'anglais, où nous jouons aux cartes ou jasons sans autrement nous préoccuper des efforts que fait M. Tadros pour nous intéresser à la langue de Shakespeare.

Je dois l'inviter, et je me rends compte que ce n'est pas facile. Quand il s'agit de déconner, je suis toujours partant, mais là, je suis plus ou moins paralysé par la gêne. Il faut dire que la belle Francine n'est plus une enfant, presque une femme, déjà. Des courbes qu'on ne peut pas ne pas remarquer, des attitudes équivoques, des sourires enjôleurs. En sa présence, je ne suis plus le Cyrano frondeur que je sais être, mais un angoissé du coeur qui doute de ses moyens. Et puis il y a Renée qui est toujours dans les parages, obstacle délicat à déplacer, compte tenu de son statut auprès de ma belle.

Pourtant, je me lance, à la sortie d'un cours. D'une voix mal assurée, je lui demande si elle voudrait m'accompagner à une petite fête chez des copains. Elle sourit, puis accepte. Je suis ému, fortement ému : sa réponse confirme le fait que je ne la laisse pas indifférente. Je flotte pendant quelques minutes.

Elle n'est jamais venue à cette fête. Je l'ai attendue, inutilement. Mais Christiane s'y trouvait, une amie de Robert que j'avais rencontrée la semaine précédente. J'ai beaucoup bu, dit beaucoup de niaiseries, brisé mes lunettes... et observé cette jeune femme qui n'était pas sans charme.

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Il nous arrivait de traîner très tard dans les rues, ou de finir la soirée au parc Ahuntsic après avoir mangé un sandwich au poulet dans un restaurant chinois du boulevard Henri-Bourassa. Cette nuit-là, nous étions au parc. Il y avait Robert et Claude, moi, et Gilles ou Michel, je ne me souviens plus très bien. Il devait être environ deux heures du matin. La soirée achevait, nous nous préparions à rentrer. Soudain, nous aperçumes deux jeunes dames qui traversaient le parc. Nous ne trouvâmes rien de mieux à faire que de les accompagner en débitant de lourdes stupidités. Leur présence en ce lieu était quand même surprenante... et peu prudente. Quelle jeune femme s'aventurerait dans un parc, en pleine nuit? Pourtant, elles ne semblaient pas craintives, et rigolaient en nous écoutant.

Bientôt, l'une d'entre elles nous annonça qu'elle devait rentrer. L'autre nous dit de l'attendre pendant qu'elle raccompagnait son amie. Nous n'y croyions pas vraiment. Pourtant, au bout d'une dizaine de minutes, elle réapparut. Elle était plus âgée que nous. Peut-être avait-elle dix-sept ou dix-huit ans. Elle se prénommait Françoise. Nous ne rigolions plus. Que devions-nous faire? Qu'allait-il se passer? Que voulait-elle? Après quelques minutes, elle nous invita chez elle... chez ses parents, en fait. Interdits, nous étions muets. Mais nous la suivîmes. Elle habitait tout près du parc. Elle nous fit descendre au sous-sol. Son père donnait des cours d'anglais, et le sous-sol était organisé comme une classe : on y trouvait une grande table et un tableau. Nous nous amusâmes à dessiner, c'est tout ce dont je me souviens. Je ne sais toujours pas ce que cette fille désirait, ni même si elle désirait quelque chose. Nous repartîmes sans avoir rien entrepris auprès de la demoiselle. Mais, encore aujourd'hui, je me pose des questions...

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De toutes les relations que j'ai vécues, aucune ne fut plus étrange que celle que j'entretins brièvement avec une jeune fille nommée Céline Lewis. Il s'agissait d'une amie de Ginette Moran, une ancienne petite fiancée de Robert qui cherchait, selon toute évidence, à renouer avec son blond chevalier. Je ne connaissais ni Céline ni Ginette. Pourtant, un après-midi, cette dernière me téléphona, se présenta, et me dit qu'elle voulait me faire rencontrer une de ses amies. Du tout cuit, quoi! Pouvais-je refuser?

Elles arrivèrent bientôt à la maison. Je dois dire que Céline était une bien jolie fille, avec de très longs cheveux. Nous nous installâmes dans le recoin du sous-sol qui me servait de chambre. À cette époque, aucun mur n'avait encore été construit; seuls de longs rideaux séparaient mon coin de celui de ma soeur J. Nous étions tous les trois assis, silencieux, mais vraiment silencieux. Nous n'échangions aucun mot, nous ne disions rien, absolument rien. Une vraie torture. Je crois même que ma soeur intervint à un moment donné, ne supportant plus notre silence. Mais en vain. Je ne sais pas combien de temps elles restèrent, mais au moins deux heures. Aucun mot ne fut prononcé, aucun. Finalement, elles se levèrent et partirent, à mon grand soulagement. Je ne sais pas pourquoi il en fut ainsi.

Je croyais l'affaire terminée, mais quelle ne fut pas ma surprise de recevoir un coup de fil de Céline quelques jours plus tard! Elle me demanda si je voulais toujours sortir avec elle. Évidemment! Nous nous retrouvâmes au petit centre commercial Concorde. L'omniprésente Ginette accompagnait «ma» blonde. Nous nous promenâmes une bonne heure... sans échanger un seul mot. Je ne revis plus jamais Céline.

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Il resterait bien des anecdotes à relater. Peut-être y reviendrai-je, car les amourettes, malgré leur brièveté, ont toutes leur importance. Elles ont contribué, à leur manière, à façonner la personne que je suis devenu et aucune, à mes yeux, ne mérite d'être oubliée.

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