6 octobre 2008

Danielle

Dans un bar de Montréal, je lui ai dit... « Je t'aime ! »
Dans une rue de Montréal, nous nous sommes embrassés une première fois...
Dans une rue de New York, nous nous sommes tenus par la main...
Dans une chambre du New Jersey, nous avons décidé d'avoir un bébé...
Dans une maisonnette de Tadoussac, nous avons conçu ce bébé...
Dans une rue de Paris, nous avons choisi son prénom...
Dans un logement de Montréal, nous nous sommes aimés...
Et dans une maison de banlieue, nous avons tiré le rideau.

*

Cette histoire, comme toutes les histoires, a un début. Mais il est difficile d'en déterminer le moment, et ce n'est pas vraiment important. Ce qui compte, c'est qu'elle ait commencé. Voilà !

Je pense qu'au lieu de suivre le cycle naturel de la vie, cette histoire a germé sous les gelées de février, pour éclore aux premiers jours de printemps. Une histoire de perce-neige, quoi ! Pour l'une, elle est aujourd'hui morte ; pour l'autre, elle a mis du temps à faner.

On pourrait dire qu'elle a pris forme dans des échanges que nous prétendions anodins mais qui, dans les faits, étaient des appels. Les sourires, les regards, les questions de boulot ; une admiration muette, un désir étouffé ; ses mains blessées par le travail, pour moi. Autant de signes secrets qui attisaient une passion naissante. Des pudeurs d'amours inavouées, déjà. Mais je n'osais l'aimer. Je n'osais même pas penser à l'aimer. Dans ses gentillesses, je ne voyais, idiotement, que des gentillesses. Dans ses sourires, je ne percevais, bêtement, que des politesses. Et dans son ardeur au travail, je ne sentais, stupidement, qu'un désir de bien faire. Pourtant, ses gentillesses, ses sourires et son ardeur étaient des mots d'amour que je ne décodais pas encore. Mais il y avait une raison à mon aveuglement : comment une fille aussi intéressante, aussi particulière, aussi intelligente pourrait-elle me prêter quelque intérêt ? Pour tout dire, une telle question ne me venait même pas à l'esprit. C'est que j'étais ignorant de ma personne. Je n'incarnais certainement pas, dans ma petite tête, un être capable de susciter l'amour. Je vivais dans ma grisaille, sans bonheur mais sans malheur. J'étais, puisque je pensais ; simplement, sans plus. Je ne me plaignais pas, je connaissais des joies, et peu de peines troublaient mon quotidien. Mais ma vie allait là où je ne la dirigeais pas, et je l'ignorais.

Il y a une première date importante dans cette histoire : le 19 avril 1991. Je pourrais dire que c'est à ce moment-là que tout a commencé, mais ce ne serait pas vrai. Pour que le 19 avril 1991 existe, il fallait un avant, un désir de s'approcher, son désir de me dire « Je suis là ! ». Ce désir s'est concrétisé dans une cassette audio enregistrée à mon intention. Elle me l'a remise, je m'en souviens bien, sans sourire. Elle l'a déposée sur ma table de travail en disant : « C'est pour que tu me connaisse mieux. » Je n'ai pas souri non plus, mais je pense que c'est parce que mon coeur avait cessé de battre. Et puis j'étais tellement peu prêt à accueillir cette chose absolument magnifique qui se présentait à moi. Et puis j'étais d'une telle naïveté. J'ai douté. J'ai cru, comme un crétin, qu'il s'agissait peut-être d'un signe d'amitié. C'est que je me méfiais, moi, des personnes trop jeunes, trop belles, trop attirantes. Pourtant, cette cassette contenait des chansons qu'elle avait choisies pour moi, les premiers mots qu'elle m'adressait vraiment, les premiers mots importants.

Bien sûr, nous avions discuté à quelques reprises. Parfois, je m'approchais d'elle pendant qu'elle travaillait, juste pour le plaisir de la côtoyer, d'échanger avec elle quelques mots sur l'actualité ou la politique. Elle n'était pas comme les autres, Danielle. Elle avait cette intelligence qui brillait au fond des prunelles. Elle avait ce bandeau qui dégageait son front, ces lunettes qui magnifiaient son regard. Elle avait cette douce beauté qui remuait mon âme. Elle était une perle dans un écrin inconvenant. Les murs gris et sales d'un entrepôt constituaient un bien triste abri pour un être que je jugeais exceptionnel, mais ils ont quand même servi nos fins, ces murs. Ils ont contenu, le temps d'une saison, tout notre amour, ce fol amour tressé, aux premiers temps, de baisers dans des remorques et de la complicité moqueuse de nos copains et collègues.

Ce soir d'avril, si je me souviens bien, nous avons soupé ensemble dans une brasserie. Et quand elle m'a dit ses 19 ans, pendant une seconde, j'ai tremblé : allais-je être de l'âge de son père ? Juste pendant une seconde car, après, j'étais déjà perdu dans ses yeux, et elle était déjà en pays conquis. Plus rien, alors, n'avait vraiment d'importance.

Ce même soir, je l'ai laissée au métro, ignorant son passé comme son présent. Je n'ai pas vraiment posé de questions. Je ne savais pas si je devais lui en poser. De toute façon, il n'y avait qu'une seule vraie question : avait-elle quelqu'un dans sa vie ? Je n'osais pas encore l'espérer, mais ce quelqu'un, je voulais que ce soit moi...

*

Dans cette cassette, je découvrais une sensibilité que je pouvais associer à la mienne. Et la façon de faire de Danielle ressemblait tellement à ce que, moi-même, j'aurais pu imaginer. Et puis il y a eu le 23 avril.

Dans nos annales personnelles, cette date est celle où nous avons officiellement commencé à nous fréquenter. C'est surtout celle où je lui ai dit « je t'aime ». Parce que cela apparaissait évident, incontournable, admirable. « Je t'aime » parce que ça devenait subitement mon entière réalité, la seule vérité, la seule chose qui pouvait être dite et vécue. « Je t'aime » parce que là, tous les deux, dans ces premières minutes d'intimité, nous savions bien que c'était pour la vie. Je pense qu'en ces heures d'une grande douceur, déjà nous avions convenu, sans nous le dire, que ce serait moi pour elle et elle pour moi. Déjà nous savions que nos existences étaient soudées pour l'éternité, et que nous les unirions aux yeux de tous. Pourtant, peut-être tremblants devant l'immensité du bonheur qui s'offrait à nous, nous demeurions hésitants, comme si nous craignions que le rêve soit fragile, qu'il puisse s'écrouler, qu'une petite brise puisse encore l'abattre. Nos projets se limitaient aux minutes qui venaient, au lendemain peut-être, mais c'était là un jeu bien puéril. Je pense simplement que nous étions terrorisés à l'idée que l'autre pourrait dire non, reculer. La puissance de l'émotion nous faisait peur, en quelque sorte. Nous avons donc attendu une semaine pour nous dire que nous voulions nous marier. Elle a abordé le sujet la première ; si j'avais l'espérance de ce dénouement, je n'avais pas la prétention d'y parvenir. Et puis, il faut dire que nous nous trouvions dans un tel tourbillon de sentiments que bien des choses s'étaient mêlées dans mon crâne, et dans le sien aussi, je crois bien.

L'éternité... je rêvais, bien sûr. L'éternité est une utopie d'amoureux naissants, pas une réalité d'être humain. L'éternité est une idée, pas un fait. Et pourtant, pourtant... On peut penser que cette décision hâtive de nous marier était une étourderie, une folie douce. Moi, je crois plutôt qu'il s'agissait de la seule voie à suivre. « Je suis prête à t'emmener avec moi au bout de ma vie », m'écrivait-elle. Nous ne nous sommes pas épousés à la légère. C'était pour toujours, toujours. Se marier, c'était conjurer le malheur, c'était associer nos âmes dans une pureté que personne ne saurait avilir. S'unir, c'était crier au monde que nous nous aimions, et que nous nous aimerions jusqu'à la mort. Se marier, c'était la promesse mutuelle d'être l'unique personne à compter dans l'esprit de l'autre. Et, surtout, se marier, c'était chasser les diables qui hantaient son coeur.

Car Danielle s'est immédiatement présentée à moi telle qu'elle se percevait, comme une enfant blessée par la vie, cmme une enfant abandonnée, comme une enfant qui n'avait du bonheur qu'une vague idée, et à qui soudain apparaissait la chance de le matérialiser dans la réalité de notre amour. Danielle s'est présentée comme une jeune fille souillée, meurtrie, presque flétrie. Comme un être qu'on aurait trompé, dont on se serait servi. Comme une personne qui n'aurait eu droit qu'à la part congrue de l'amour. Alors elle m'a demandé de faire d'elle mon plein amour, de ne jamais la reléguer à un rôle de numéro deux. Et j'ai bien sûr consenti, promis. Elle occupait déjà ma vie entière, je savais que je ne pourrais jamais faire d'elle, en mon coeur, autre chose qu'une absolue priorité, autre chose qu'un désir permanent de l'aimer et de la chérir. La concrétion de cet amour a pu s'effriter au fil des jours et des années, mais jamais ma promesse ne fut trahie. Danielle, pour emprunter ses propres mots, a été et est restée le numéro un. Je n'aurais pu, de toute façon, en faire un numéro deux sans me mépriser profondément. À cette époque, elle était mon absolu, mon passé, mon avenir, mon absence, ma vie et ma mort. Tout immatérielle qu'elle ait pu devenir plus tard, elle est longtemps restée l'incarnation de mes désirs, de mes douceurs, de mes souffrances. À tant l'aimer, pensais-je alors, peut-être en mourrai-je, mais jamais, jamais, jamais je ne l'aurai trahie. Un jour, elle m'a écrit « me jette pas ». Eh bien, je ne l'ai pas jetée.

*

Il y a eu ce drôle de voyage à New York, puis le chaud soleil d'Hampton Beach. Il y a eu la varicelle de Danielle, et mes premières inquiétudes. Il y a eu ce voyage en Europe, son dernier bout de chemin de jeune fille en compagnie de son papa, la torride Espagne d'où elle me téléphonait, ce voyage qui était à la fois une fin et un début, puisqu'il se terminait par notre mariage. Elle avait tous ces mots à me livrer, tout cet amour à me donner, toute sa vie à me consacrer.

Dans sa robe blanche, elle était la plus belle des mariées. L'image est banale, je sais, mais tellement vraie. Elle me faisait homme de son amour, elle déposait en moi son désir de bonheur, son espoir de nouer ses veines à mon coeur, son envie de faire une symbiose de nos corps.

Nous sommes allés à Tadoussac, un instant unique et magique. Un matin, peut-être le plus doux de ma vie, le soleil balayait sa peau, ses yeux brillaient, son ventre se transformait. Il y avait un avenir dans ce ventre. Il ne possédait pas encore de nom. On le trouverait à Paris, quelques mois plus tard. Mais, déjà, il symbolisait tout ce qu'il pourrait y avoir de bon à être ensemble, dans la tendre certitude de l'absolue complicité.

*

En ces jours, la sérénité du ciel me préservait de toute souffrance. Et elle m'en préserverait toujours, croyais-je.

***