23 décembre 2007

Noël

J'aimerais dire que je suis blasé, que cinquante-quatre fêtes de Noël, c'est bien suffisant pour comprendre que cette fête n'est jamais exactement ce qu'on voudrait qu'elle soit. Mais non, je ne suis pas encore blasé, je crois encore que Noël réveille en nous des sentiments qui nous grandissent, qui, pour quelques jours, nous font considérer d'un oeil bienvaillant des êtres et des choses qui, autrement, nous indiffèrent ou nous exaspèrent. Je crois que Noël nous révèle à nous-mêmes, qu'il nous fait voir ce qu'il peut y avoir de bon en nous. Je pense toujours que Noël est une façon tout à fait particulière d'aimer notre prochain. Oui, j'aimerais que Noël soit une fête d'amour, et qu'il ne perde jamais la magie qui l'entoure, ou dont on veut l'entourer...

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Il est de bon ton de critiquer Noël, de vilipender son côté commercial, l'abrutissement qui résulte de la course aux cadeaux dans des centres commerciaux bondés. Oui, c'est là l'aspect désagréable de la chose. Mais il ne faut jamais oublier qu'à cette effervescence correspondent des sentiments qui font chaud au coeur, dont le plaisir de donner et la joie de recevoir. Nous oublions trop souvent, je crois, comme il peut être bon de nous apercevoir qu'on a pensé à nous, qu'on a choisi, parmi un milliard de petits riens, celui qu'on nous destine.

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On nous réveillait en pleine nuit. Les parents revenaient de la messe de minuit, c'était maintenant l'heure de la fête. Bien sûr, nous avions eu beaucoup de difficulté à nous endormir, excités comme nous l'étions. Mais ce n'est pas pour autant que nous étions contents d'être tirés du sommeil. Le lever était pénible, et puis il fallait s'habiller. Au pied de nos lits, nous découvrions nos bas de Noël, qui contenaient toujours au moins une orange, tradition oblige. La maison sentait bon les plats que maman avait préparés; en plus, il y flottait l'odeur, inoubliable, du sapin que papa avait décoré quelques jours auparavant. Puis une pensée nous traversait l'esprit. Nous nous précipitions au salon. Eh oui, dans la crèche nichée sous l'arbre, on trouvait le petit Jésus dans son berceau garni de paille. C'est que nous l'avions attendu, ce petit Jésus! Papa ne le déposait dans la crèche qu'après minuit. Sa présence confirmait l'arrivée de Noël. La longue attente était terminée.

Une fois convenablement vêtus, nous descendions chez notre tante Bado. Le froid de la nuit pouvait piquer notre peau, mais c'était l'affaire de quelques secondes. À l'intérieur, cris, rires et douce folie. Une fébrilité peu commune régnait. Tante Paulo arrivait d'Ottawa avec ses enfants et son mari, Phédyme. Moi, j'étais bien content de les voir, car s'agissait de ma marraine et de mon parrain. Puis, des éclats de voix stridents dominaient le tumulte ambiant : le Père Noël était à la porte. Je dois le dire, le vénérable vieillard à la barbe blanche me terrorisait, et je refusais de m'en approcher. Je n'étais pas encore assez malin pour deviner que mon grand-père se cachait sous le déguisement...

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Comme tous les enfants, j'espérais toujours recevoir de beaux cadeaux. La magie vient du fait que les cadeaux, eh bien, ils étaient toujours plus beaux que ceux auxquels je m'attendais. Peut-être parce que je ne croyais pas mes parents assez riches pour m'offrir de telles merveilles. Je me souviens tout particulièrement d'une énorme diligence tirée par quatre chevaux. C'était trop beau pour être vrai ! Et d'un gros canon qui tirait des obus. Et de robots que je remontais et qui avançaient tout seuls, avec des lumières clignotantes sur la poitrine et des antennes qui tournaient sur leur tête. Et des revolvers de cowboys. Et aussi d'un revolver allemand, pour jouer à la guerre. Et il y a eu cette mitraillette noire, magnifique, que je «crinquais» et qui faisait un bruit d'enfer quand je tirais. Belle époque ! C'était avant les G.I. Joe, qui allaient être une des grandes passions de la fin de mon enfance. Ce n'était pas encore l'ère du «politically correct», et on pouvait offrir aux enfants des jouets de cette nature; personne ne croyait qu'on en ferait des meurtriers, des violents, des inadaptés. Il ne s'agissait que de jouets, de morceaux de rêve...

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Puis venait le jour de l'An. Un peu moins drôle. C'est qu'il fallait visiter notre grand-père paternel, et c'était souvent la seule fois de l'année où nous le voyions. Nous étions donc intimidés. Nous nous préparions après le dîner. Comme il y avait, à ce moment-là, sept enfants à habiller pour affronter la froidure de janvier, ce n'était pas un exercice facile. Et le premier qui était emmitouflé dans son «costume de neige» avait le temps de mourir de chaleur avant que le dernier ne soit prêt. Puis il fallait nous transporter chez mon grand-père. Parfois, M. Lecavalier, le voisin d'en face, chauffeur de taxi, nous emmenait. Comment parvenions-nous à nous entasser dans sa voiture ? Je n'en ai aucune idée. Je me souviens seulement que nous étouffions sous nos lourds habits, coincés dans le taxi.

Je ne détestais pas la visite chez mon grand-père, mais je n'étais pas emballé. Il me fallait un certain temps pour me sentir à l'aise avec tous ces cousins et cousines que je ne connaissais pas beaucoup. Et il y avait surtout notre arrivée chez grand-papa, pénible moment où nous devions souhaiter la bonne année à nos nombreux oncles et tantes, qui nous débitaient les sempiternelles phrases creuses propres à ces rares rencontres : «Comme tu as grandi !» «Les études vont bien ?» « Mais comme tu ressembles à ta mère !» Il nous restait à sourire poliment, et à faire la bise à tante Hermine, une momie vivante, tante chérie de mon père, dernière représentante de la branche maternelle de sa famille.

Ces tantes et ces oncles n'appartenaient pas à mon univers. Je ne les savais ni gentils ni méchants, je ne les connaissais pas. Il y avait l'oncle Paul, de Québec, peut-être le plus ouvert, tante Fernande, sa femme, une douce créature qui est malheureusement disparue trop tôt ; l'oncle André, qui travaillait à Radio-Canada, et tante Marcelle, son épouse ; l'austère oncle Charles, que j'assimilais à la génération de mon grand-père tant il me paraissait vieux. De sévère, il n'avait que l'allure ; j'ai découvert, bien tard, l'homme chaleureux qu'il était. Il y avait aussi tante Thérèse, femme de Charles, neurasthénique, mais attachante tout de même ; l'oncle Guy, grand, à la grosse voix, et sa tendre moitié, tante Madeleine, celle pour laquelle j'avais le plus de sympathie ; Jacques, l'ingénieur, un homme intéressant, et Denise, son épouse, une femme que j'ai pu apprécier au fil des ans. Enfin, il y avait tante Lucille, la «flyée» de la famille, d'une certaine façon, une coquette, dont le mari, André, était le pourvoyeur des cadeaux qui nous étaient distribués chaque année à l'occasion du nouvel An. André dirigeait une maison d'édition, aussi recevions-nous toujours des livres. Ce n'est pas une critique : j'ai eu là des livres fantastiques dont je me souviens encore très bien.

Mes oncles sont tous morts. Mes tantes, à l'exception de Fernande, sont toujours en vie. Mais je ne les vois jamais. Après le décès de mon grand-père, l'oncle Jacques a maintenu pendant quelques années la tradition de la grande rencontre du nouvel An. Ensuite, personne n'a pris le relais. Depuis, je peux compter sur les doigts d'une main le nombre de fois que j'ai revu ces augustes personnes.

Comme je fréquentais peu mes cousins et cousines, je n'étais pas très à l'aise avec eux. Évidemment, au bout d'un moment, les choses allaient mieux. Il y avait le goûter, puis les cadeaux. Et nous finissions toujours par bien nous amuser. Surtout, je voyais là des cousines fort jolies que je n'ai pas oubliées, dont la belle Marie-France ; il y a bien un quart de siècle que je ne l'ai vue. Ainsi va la vie.

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La journée se terminait chez mon grand-père maternel, qui nous recevait à souper. Là, nous retrouvions notre monde à nous, familier, connu. Nous mangions du poulet de chez St-Hubert BBQ, une véritable fête pour nous qui n'avions jamais, mais vraiment jamais, la chance de goûter ce «délectable» mets. Après le souper, nous jouions à un jeu que nous nommions «okéo», si je me souviens bien. Nous apportions nos «cennes noires», car il s'agissait d'un jeu d'argent. Installés sur la grande table de la salle à manger, nous nous captivions pour ce jeu avec, au coeur, l'espoir de repartir avec tout un tas de sous noirs. Grand-maman nous offrait des arachides salées et des menthes que nous appelions «paparmane» (peppermint).

Enfin, c'était le retour à la maison. Fatigués, heureux, nous nous couchions. Je feuilletais quelques minutes les livres que j'avais reçus dans l'après-midi, mais bien vite le sommeil venait. La ronde des fêtes se terminait ainsi. Il nous restait quelques jours de congé pour nous amuser avec nos nouveaux jouets, avant de retrouver l'école et le long chemin qui nous mènerait jusqu'aux vacances d'été.

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Je garde d'excellents souvenirs de mes Noëls d'enfant. Les années ont passé, les choses ont changé. Mais, d'une certaine façon, je n'ai pas perdu la faculté de m'émerveiller en cette période de festivités. Paix aux hommes de bonne volonté !

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23 novembre 2007

Les voisins

J'ai fait un rapide décompte des différents endroits où j'ai habité au cours de ma vie, et j'arrive à dix-huit, dix-neuf si je compte un bref séjour sur la rue Ontario, à Vancouver. Je ne crois pas en avoir oublié, mais j'ai déménagé si souvent qu'il est bien possible qu'un des logements où j'ai vécu se soit perdu dans les méandres de ma mémoire.

Cette frénésie du déménagement est un trait caractéristique de ma famille. Toute la fratrie a maintes et maintes fois transporté ses pénates d'un endroit à un autre au fil des ans. Pourtant, mes parents ne nous ont pas habitués à de tels bouleversements. Mon enfance, je l'ai vécue à Montréal, toujours dans la même maison. Et quand la famille s'est installée à Laval, ce fut pour longtemps : mes parents ont habité le même bungalow pendant une quarantaine d'années avant d'aller vivre dans les Laurentides.

Peu importe où on vit, une constante demeure : les voisins. Nous gardons de bons souvenirs de certains d'entre eux, nous en oublions d'autres. Quelques-uns nous ont fait grincer des dents, plusieurs nous ont laissés indifférents. Mais, à leur façon, ils sont importants puisqu'ils forment une partie de notre quotidien, que nous le voulions ou non.

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Quand j'étais tout jeune, un très vieux monsieur et sa dame vivaient au rez-de-chaussée du duplex jouxtant le nôtre. Leur petite-fille les visitait souvent ; elle se prénommait Julie. J'aimais bien Julie et, chaque fois qu'elle se trouvait chez ses grands-parents, nous «discutions», chacun de son côté de la clôture qui séparait les deux cours. Mais ce n'est pas de Julie dont je veux parler ici, mais bien de son grand-père. J'ai le souvenir d'un vieil homme un peu voûté, aux cheveux rares et blancs, affable et souriant. Un homme qui semblait très affectueux, et doux comme un agneau. Mais une rumeur, terrible, circulait à son propos. Bien sûr, on n'en parlait jamais devant lui, et je ne sais si cette rumeur était fondée ; elle concernait son emploi. On racontait, à voix basse, qu'il était l'un des derniers bourreaux au Canada. Cette idée nous faisait frémir ; il y avait donc une sorte d'excitation qui nous prenait lorsque nous le côtoyions : cet homme avait tué des êtres humains, pensez donc! J'ignore si cet homme a réellement exercé ce métier peu commun, mais j'imagine qu'il s'agit là de la vérité, à cause de son patronyme : il se nommait Paradis. Il n'y a de meilleur aptonyme...

Un jour, de nouveaux voisins se sont installés dans la maison adjacente à notre cour. Ils avaient ceci de particulier qu'ils étaient sourds-muets. Il n'était donc pas facile de communiquer avec eux. Leur petit garçon, Conrad, lui, ne souffrait pas de ce handicap. Et il aimait bien se mêler à nos jeux. Sa mère le cherchait constamment. Je la revois encore, sortant sur le balcon, le regard inquiet. Si elle n'apercevait pas immédiatement son fils, elle poussait une espèce de cri qui pouvait ressembler au prénom de son fils. Au début, ce cri nous étonnait : nous ne pensions pas qu'une muette pouvait émettre des sons. Ce n'est que plus tard que j'ai compris que les gens sont muets à cause de leur surdité : ils n'apprennent pas à parler, mais ont la capacité de le faire. Ce cri nous étonnait aussi par sa force : la dame n'avait évidemment pas conscience de l'intensité de son cri. Nous avons rapidement pris l'habitude de partir à la recherche de Conrad sitôt qu'elle apparaissait sur son balcon ; je pense que ce cri rauque et puissant nous apeurait un brin, et nous ne voulions pas que la pauvre femme s'époumonne en vain : comme tous les petits garçons, Conrad n'était guère obéissant, aussi étions-nous fermes avec lui : «Ta mère te cherche, rentre chez toi!»

Il y a bien d'autres voisins de la rue Henri-Julien dont je me souviens. Les Grecs, de l'autre côté de la rue, les Lecavalier, les Messier, les Pelletier. Et puis il y avait le restaurant du coin, tenu par les Dumont, et le nettoyeur lui faisant face, l'épicerie Dufresne, et le restaurant Gravel. Mais aucun n'était plus désagréable que M. Desjardins. Cet homme, chauffeur d'autobus de son état, n'aimait pas les enfants ; du moins, c'est ce que nous pensions. Il possédait une automobile, pourtant, jamais il ne l'utilisait vraiment. La plupart du temps, elle restait au garage, dans la ruelle. À l'occasion, M. Desjardins la sortait et la stationnait devant chez lui. Il se faisait alors un sang d'encre à la surveiller pour qu'aucun gamin ne s'en approche. Nous tenions-nous à quelques pieds de la voiture qu'il nous invectivait rudement, nous commandant sans ménagement de nous éloigner. On devine bien que nous nous faisions un malin plaisir à nous rassembler près du précieux véhicule. Non, M. Desjardins ne nous aimait pas...

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Notre arrivée à Laval nous fit connaître de nouvelles gens, nous fit lier de nouvelles amitiés, et nous mit en présence d'une famille singulière, les P., nos voisins immédiats. Au début, tout se passa relativement bien. Un des garçons avait à peu près mon âge, et souvent nous pelletions ensemble, après une bonne bordée de neige. Bientôt, cependant, les choses évoluèrent. Tout ce qui leur appartenait était apparemment sacré. Il n'était pas question de mettre les pieds sur leur terrain. Une balle s'y retrouvant par accident était une balle perdue. Avions-nous le malheur de toucher à leur clôture qu'aussitôt la mère ou le père sortait et se mettait à hurler. Rapidement, une animosité certaine anima nos relations. Il n'était plus question de fraterniser avec eux. Une de leur fille, qui fréquentait la même école que moi, devint l'objet de mes constantes moqueries. À dessein, nous suscitions fréquemment leur hargne. De nombreux conflits ont ponctué nos relations. Comme me le rappelait récemment mon frère P., jamais nous n'avons vu la mère autrement qu'en bigoudis et la cigarette soudée aux lèvres.

Avec le temps, l'inimitié entre les deux familles s'est atténuée. Le père est mort, les enfants ont vieilli. Je pense même que mes parents, avant leur déménagement, entretinrent des relations plutôt courtoises avec ces personnes bien particulières.

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Dans ma vie d'adulte, j'ai connu de bons voisins, comme cette dame du Vallon boisé, à Laval, qui me cuisinait de nombreux petits plats tout à fait savoureux. J'ignore la raison de cette générosité. Elle passait de longs moments à jaser avec ma compagne ; peut-être s'était-elle prise d'une certaine affection pour nous. Rien ne lui faisait plus plaisir que de m'apporter un mets que j'appréciais. Quelque temps plus tard, sur la rue Meunier, la voisine, Gaspésienne d'origine, s'était liée d'amitié avec mon épouse. Un jour, elle nous offrit des homards que son père, un pêcheur, lui avait fait parvenir. Elle ignorait que j'étais allergique à tout ce qui vient de l'eau. Pour ne pas lui faire de la peine, je me suis bien gardé de le lui dire.

Je garde un souvenir impérissable d'une de mes voisines alors que j'habitais près du parc Henri-Dunant, à Pont-Viau. Elle se prénommait Jocelyne. Une jolie femme, dont le mari conduisait des poids lourds. Il était souvent absent. Jocelyne était enceinte et m'avait demandé de m'occuper d'elle si, le moment venu, son mari ne se trouvait pas à la maison. Et c'est ce qui arriva. Un soir, elle cogna à notre porte : elle devait se rendre à l'hôpital. Je partis avec elle dans ma bagnole, un monstre de l'époque. Arrivés à la Cité de la Santé, nous nous sommes retrouvés dans une chambre. La situation était gênante. Le personnel, tout naturellement, croyait que j'étais le mari. À chaque intervenant qui se présentait, nous devions expliquer que je n'étais qu'un ami. Pauvre Jocelyne! Je voyais bien dans son regard qu'elle craignait de se trouver seule. Je ne pouvais pourtant pas rester avec elle toute la nuit ni, évidemment, assister à l'accouchement. C'est le coeur gros que je l'ai finalement laissée. Elle m'apparaissait bien fragile et bien vulnérable en ce moment important de sa vie. Foutu mari!

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J'ai acheté ma première maison la cinquantaine passée, là où je vis maintenant. Finis les déménagements? Pour un certain temps, sans doute. Cependant, une fois que les enfants seront partis, je quitterai probablement cet endroit. Je n'ai aucune racine sur la Rive-Sud, je m'y trouve accidentellement, pour ainsi dire. Raisons conjugales. Et puisque ces raisons ne tiennent plus, je m'envolerai un jour. Mais, peu importe où j'atterrirai, il y aura toujours un voisin pour ensoleiller ma vie... ou la faire misérable. C'est le lot de l'être humain.

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17 octobre 2007

Le comique dans le tragique

Aussi dramatique que puisse être une situation, il arrive souvent que certains des éléments qui y sont liés aient un caractère cocasse ou une légèreté qui sied mal à la nature de l'événement. Ainsi, après la brève cérémonie qui constituait l'adieu à mon fils décédé, alors qu'une grande tempête balayait Montréal, j'ai dû pousser la voiture de mon père, solidement enlisée dans la neige. L'incongruité de la situation n'échappait à personne : comment un pauvre père éploré pouvait-il en être réduit à s'échiner sur une voiture qui refusait d'avancer? En fait, le moment avait quelque chose de surréaliste, et une seule pensée traversait mon esprit : «Mais qu'est-ce que je f... là, mais qu'est-ce que je f... là?»

Il arrive aussi que la solennité d'un événement ne soit pas respectée, pour différentes raisons, notamment la bêtise. J'ai souvenir de mon cousin G. qui, d'un doigt bien irrespectueux, avait pesé sur les paupières closes de ma grand-mère maternelle étendue dans son cercueil pour «voir» si les yeux d'une personne durcissait après la mort. Je ne me rappelle plus du résultat de ce geste. Faudrait réessayer...

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Il faut le dire, les «salons funéraires», comme on disait autrefois, ne sont pas les lieux lugubres qu'on aime imaginer. Ce serait même plutôt le contraire. À une ou deux exceptions près, chaque fois que j'ai eu à me rendre en ces endroits, c'est tout juste si le «party» n'était pas pris. Pas dans le salon où reposait la dépouille, bien sûr, mais dans le fumoir. Blagues, rires et exclamations animent cet endroit, presque à coup sûr. Le scénario est toujours le même : les gens s'y rendent pour fumer ou pour échapper à la lourdeur de l'atmosphère qui règne dans le salon; au début, on chuchote, on adopte un ton respectueux, on affiche des mines graves puis, au fur et à mesure que les personnes s'y entassent, l'atmosphère se détend. Bientôt, on oublie le triste événement qui nous réunit en ce lieu et la rigolade commence. La chose est compréhensible : on rencontre là des personnes qu'on n'a pas revues depuis des lustres, des amis, des «mononc'» et des «matantes» qu'on croyait morts, des quasi étrangers communiant soudain à la même source : le salut au disparu.

Quand un de mes oncles est mort, voici sept ou huit ans, j'ai rencontré un cousin auquel je n'avais pas parlé depuis une bonne vingtaine d'années. Peut-être ne lui avais-je même jamais vraiment parlé. Eh bien, durant une bonne heure, nous avons jasé de tout et de rien devant le corps de son père, d'un ton plus léger que ne l'autorisaient les circonstances. Ensuite, un autre de mes oncles m'a décrit son voyage en Égypte, et j'ai eu grand plaisir à rencontrer une tante que j'aime bien. Bref, quand je suis parti, une évidence s'est imposée : j'avais passé un bon moment!

Je me souviens aussi, lors de l'exposition de ma belle-mère, de l'émoi qu'avait causé la visite du frère d'un joueur des Bruins de Boston. Sa venue faisait complètement oublié la raison de notre présence en ce lieu. Faut dire que le hockey, c'est important!

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À l'époque où je travaillais pour la Compagnie de la Baie d'Hudson, j'avais un bon ami, Giacomo B., un Italien qui avait émigré au Québec alors qu'il était un jeune enfant. Je connaissais toute la famille : la grand-mère, la mamma, le papa, le frère. Ils habitaient, comme il se doit, à Saint-Léonard. Une grande maison, assez luxueuse, d'une propreté impeccable. C'est que la famille ne vivait pas réellement dans la maison : l'essentiel des activités domestiques se déroulaient au sous-sol, où on trouvait cuisine, salon, salle de bains... Oui, ils dormaient à l'étage, mais c'est bien le seul moment où on pouvait les y trouver.

Giacomo était un grand sensible, et un jeune homme fort volubile, comme le sont souvent les Italiens. Et lorsqu'il se mettait en frais de raconter un événement quelconque, quelle qu'en soit la gravité, la chose prenait rapidement une tournure plutôt comique. Ainsi, on ne pouvait que sourire quand il décrivait le décès de sa grand-mère, survenu durant un repas, soudainement. Elle était morte en une seconde, pendant qu'elle mangeait. Sans avertissement, elle avait piqué du nez dans son assiette, raide morte. L'histoire ne dit pas si la famille en était rendue au dessert.

Mais le plus drôle, c'est quand Giacomo me narra la mort de sa mère. Il était triste, mais sa façon de raconter la scène était si comique que je dus faire de grands efforts pour garder mon sérieux. La famille, réunie autour du lit de la moribonde, attendait la fin avec beaucoup d'émotion. Elle avait de grandes difficultés à respirer, comme me l'expliquait Giacomo, mimant l'action : elle aspirait longuement : «Ahhhhhhhhhh!» puis, après un long délai, expirait en faisant un grand bruit : «Ffffffffff!» J'observais mon ami, captivé. C'est qu'il en mettait. Soudain, me dit-il, elle fit «Ahhhhhhhhhh!» Tous attendaient le «ffffffffff», mais il ne vint jamais. Giacomo suspendit son geste et me regarda, les larmes aux yeux; moi, je serrais les machoîres pour ne pas éclater de rire : «She was dead!», dit-il. Moi-même, je l'étais presque, mais pour d'autres raisons.

Un an ou deux plus tard, son père est mort à son tour, alors qu'il était en voyage dans sa famille, en Italie, dans la région de Bari. À la douleur s'ajoutaient, pour Giacomo, les tracas inhérents à un décès à l'étranger. Il dut se rendre sur-le-champ en Italie pour régler tous les détails bureaucratiques. C'est qu'il fallait ramener le corps au pays pour l'enterrer auprès de celui de sa douce moitié. J'imagine que la fébrilité qui habitait alors Giacomo eut l'heureux effet d'atténuer sa peine. Rien n'est simple avec les Italiens...

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À la même époque, je travaillais avec une dame d'une soixantaine d'années, madame L. Cette femme, malgré son âge, avait des coquetteries d'adolescente. Toujours élégamment vêtue, les cheveux coiffés à la perfection, elle ne ratait jamais une occasion d'exercer son charme auprès des mâles qui entrait dans son champ de vision. À coup d'oeillades évocatrices, elle vous laissait entendre tout et n'importe quoi. Elle ne vous abordait jamais autrement qu'avec un sourire enjôleur et un regard concupiscent, aviez-vous vingt ans ou soixante ans. Les plus jeunes s'amusaient de son attitude, les plus vieux se sentaient flattés.

Nous étions en janvier, de retour au boulot après les abus des fêtes du nouvel An. Je me tenais dans l'espace salon qui jouxtait la salle à manger de l'entreprise, où mes collègues dînaient. Madame L. s'approcha de moi. Je ne lui avais jamais vu cet air grave. Elle s'assit à mes côtés et commença à me parler d'une petite voix qui me surprit : habituellement, elle avait le verbe franc. Quelque chose n'allait pas, je le sentais bien. Par politesse, je m'informai de sa santé. Elle me regarda; ses lèvres tremblaient légèrement. Elle semblait si vulnérable, soudain, si loin de ce rôle d'allumeuse qu'elle aimait tant jouer.

Elle me raconta alors son Noël, un Noël dont elle ne perdrait jamais le souvenir. Elle et son amoureux s'étaient préparés avec soin pour le réveillon où ils devaient se rendre. Déjà, qu'elle évoque un amoureux me paraissait étrange. J'avais toujours cru qu'elle collectionnait les amants. Mais bon, elle avait un amoureux... Ils avaient pris la voiture et roulaient prudemment. Une fine neige tombait en ce soir du 24 décembre. Soudain, son amoureux fut pris d'un léger malaise, une douleur à la poitrine.

Je voyais ses yeux s'embuer de larmes. J'écoutais avec attention, mais sans compassion. Je ne sais trop pourquoi, mais j'avais du mal à imaginer que cette femme puisse souffrir. Elle continua son récit. La douleur ressentie par son homme devint soudain plus violente. Ne se sentant plus en état de conduire, il tourna dans l'entrée d'une maison et coupa le moteur de la voiture. Et là, me dit-elle, il exhala son dernier soupir, sous ses yeux, sans qu'elle ne puisse l'aider ou le secourir.

L'histoire n'est pas drôle, j'en conviens. Dépourvue, elle n'avait d'autre solution que d'aller cogner à la porte de la maison où son homme avait stationné la voiture avant de mourir. Le réveillon battait son plein en cette demeure. Quelle ne fut pas la surprise de ces gens de se faire annoncer qu'un mort finissait de refroidir devant leur garage. Je ne sais trop pourquoi, ce récit m'égayait. J'imaginais la tête de ces personnes, dérangées entre deux bouchées de tourtière par une vieille blonde venant leur dire que son amoureux avait trépassé presque sous leur toit. Peut-être ont-elles eu du mal à digérer...

Non, je n'ai pas ri devant madame L. Mais chaque fois que je pense à cette histoire, je la trouve plutôt croustillante. Et j'imagine que, dans la famille que madame L. mêla bien malgré elle à une page douloureuse de sa vie, on ne peut fêter Noël sans que quelqu'un se lève au cours de la soirée et dise : «Te souviens-tu de la fois où...»

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Oui, la neige tombait en ce 24 décembre mais, par quelque sombre magie, elle était noire pour madame L.

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3 octobre 2007

Ainsi soit-il...

La semaine dernière, je me suis rendu aux «funérailles» d'une vieille dame. Je mets le mot entre guillemets car il ne s'agissait pas d'une cérémonie classique. La dame était décédée au début du mois, et la réunion familiale s'est tenue trois semaines plus tard. Une courte cérémonie, en présence des cendres, la mère de mon ami Robert.

Il y avait là plein de vieilles gens qui écoutaient gravement l'officiant. Je n'ai pu m'empêcher de penser que ces personnes devaient être tenaillées par une sourde angoisse : quand on a dépassé l'âge vénérable de quatre-vingts ans, il est bien certain que l'idée de la mort doit nous habiter, surtout en des circonstances aussi lugubres. C'est alors que mon humeur est devenu chagrine. Il y avait l'adieu, bien sûr, mais aussi l'émotion de rencontrer des personnes que je n'avais pas vues depuis plusieurs années. La vie est ainsi faite que c'est souvent la mort qui nous réunit. Drôle de monde...

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Je n'éprouve pas toujours de grandes douleurs au regard de la mort d'êtres qui me sont familiers. Il y a un temps pour tout, même pour mourir. Quand, l'un après l'autre, mes grands-parents ont quitté ce monde, la chose me semblait normale. Bien sûr, j'ai ressenti une grande tristesse dans ces moments particuliers, mais j'aimais imaginer qu'ils avaient été heureux, qu'ils avaient vécu une vie satisfaisante, et qu'ils pouvaient partir la tête haute. Qu'ils étaient peut-être même contents de nous laisser, ayant au coeur le sentiment du devoir accompli.

Parfois, cependant, les choses sont moins claires, moins nettes. Quand mes beaux-parents sont décédés, je n'ai pas cru une seule seconde qu'ils avaient été heureux, vraiment heureux. Une vie de misère, sans doute ponctuée çà et là de moments de bonheur, de moments plus légers, oui, mais si profondément marquée par l'alcool qu'elle n'a pu être satsifaisante, qu'elle n'a pu être honorable. Voir ma belle-mère s'étioler longuement sur son lit d'hôpital, rongée par un cancer incurable, me semblait conséquent : une fin à la mesure de l'existence qu'elle avait vécue aux côtés d'un homme violent, un ivrogne irrécupérable. Le tableau est triste, j'en conviens : même sa mort n'a pas trouvé le moyen d'être belle.

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Si nous acceptons la mort des vieilles personnes avec résignation, c'est qu'elle nous apparaît logique, naturelle. Elle peut être déchirante, mais elle reste toujours compréhensible. C'est dans l'ordre des choses, comme on dit. Mais lorsque la mort fauche une jeune vie, l'histoire est bien différente...

Nous sortions de la période des Fêtes. Un téléphone au travail : mon fils venait d'être transporté à l'hôpital, il avait perdu conscience à son retour de l'école. Je ne m'en suis pas trop fait, sur le coup : on ne pense jamais au pire. Ce n'est qu'une fois à l'hôpital que j'ai pu mesurer la gravité de la situation. Hémorragie cérébrale. On nous a dit qu'il fallait procéder à un examen pour évaluer les dégâts, et que l'examen lui-même présentait de graves dangers. Que pouvions-nous dire? Que pouvions-nous faire, sinon nous en remettre au jugement du neurochirurgien?

Après l'examen, le médecin nous a rencontrés dans une petite pièce. L'idée de la mort avait commencé à travailler nos tripes, à les tordre cruellement. Aussi avons-nous ressenti un étrange soulagement quand il nous a annoncé qu'il allait l'opérer et que notre fils garderait sans doute des séquelles de cet accident cérébral. Peut-être ne marcherait-il plus jamais.

Nous sommes rentrés à la maison, presque heureux. Que sont des jambes quand la vie est en jeu? Nous avions prévu le pire du pire, et voilà qu'on nous rendrait notre fils bien vivant. Amoché, certes, mais vivant. Vivant. Je me souviens, nous avons commandé une pizza. La fête, quoi! Nous en étions à élaborer des plans en vue de pourvoir aux besoins nouveaux de notre fils quand le téléphone a sonné. Il était tard, ça ne pouvait qu'être de mauvaises nouvelles.

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Au chevet de mon fils, je regardais les appareils qui le maintenaient en vie, j'entendais le bip angoissant qui disait que son coeur battait toujours. Je savais qu'on n'avait qu'à éteindre tout cet appareillage pour que mon enfant s'envole, libéré. Et quand on nous a déclaré, dans le couloir, un peu rudement, que le dernier scanner ne montrait plus aucun signe d'activité cérébrale, nous avons compris. Ils attendaient notre approbation pour le débrancher. Étions-nous capables, en cet instant précis, de prendre une telle décision? J'avais l'impression qu'on nous l'imposait. Aveuglés par les larmes, nous avons accepté l'issue. Pouvait-il en être autrement?

*

Nous nous sommes réfugiés chez mes parents. Toute la famille y était. C'est dans les bras de ma soeur aînée que j'ai laissé couler ma peine. Nous avions quitté l'hôpital en milieu d'après-midi, et ce n'est que vers vingt heures que le téléphone fatidique a sonné : le petit coeur de mon fils s'était tu. J'ai pris un somnifère et je me suis couché. Je croyais que, dès qu'on le débrancherait, il mourrait, mais il s'était battu encore plusieurs heures avant de céder. Une grande culpabilité m'habitait : pourquoi n'étais-je pas resté avec lui jusqu'à la dernière seconde?

*

Il n'y a pas eu de cérémonie. Le tout s'est déroulé au cimetière, avant l'incinération. Peu de gens sont venus. Une énorme tempête de neige balayait alors Montréal. Un de mes cousins est finalement arrivé; c'est lui qui devait faire la courte prière qui saluerait, une dernière fois, mon fils. Les mugissements du vent s'harmonisaient au brouhaha de mon esprit : tout était sens dessus dessous dans mon crâne. L'ordre n'y reviendrait jamais complètement.

Nous étions en janvier 1977. Nicholas avait cinq ans.

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18 septembre 2007

Les grands-parents

Depuis plusieurs années, je m'intéresse à la généalogie de ma famille. Mon père m'a précédé dans cette voie, aussi ai-je pu tirer profit de nombreux renseignements sans avoir à me décarcasser pour les trouver. Ma mère s'est également penchée sur son ascendance, ce qui m'a facilité la tâche. Mon plaisir, c'est de colliger toutes les informations que j'ai en main, de les organiser, de les classer. Bizarrement, le fait de brasser tous ces noms, toutes ces dates, tous ces lieux me rapproche de ces gens qui ont vécu avant moi. Le premier de la lignée qui a débarqué en Nouvelle-France n'est plus un nom inscrit sur une liste, mais une espèce de grand-père que j'aurais connu, une personne dont je garde un vague souvenir, une présence que j'ai un jour chérie. J'ai l'impression de créer un genre de familiarité avec ces gens d'une autre époque, qui sont à la fois si loin et si proches.

J'aime penser, par exemple, que mon arrière-grand-père Oscar, né en 1871, que j'ai réellement connu, a certainement côtoyé, alors qu'il était un jeune enfant, des vieillards qui étaient vivants à l'époque de la Révolution française. De telles constatations nous font considérer autrement les liens entre les gens et entre les générations. Elles nous rapprochent de ces fantômes que sont devenus nos grands-parents.

*

Je n'ai pas connu ma grand-mère paternelle, la belle Marie-Anne, dont les photographies nous montrent un doux visage et des yeux perçants. Cueillie par la mort avant la cinquantaine, elle n'a pas eu le temps de se flétrir. Aussi a-t-elle laissé à la postérité cette figure sereine animée d'un sourire encore plus énigmatique que celui de la Joconde.

À l'époque de sa mort, en 1943, il n'était guère facile pour un homme seul d'élever des enfants. Mon grand-père Urgel se remaria donc deux ans plus tard, avec Claire, celle que, toute sa vie, nous appellerions grand-maman. Elle me faisait un drôle d'effet, cette grand-mère. Nous ne la fréquentions pas beaucoup. Normalement, nous ne la voyions qu'au jour de l'An et qu'une fin de semaine au cours de l'été, alors qu'elle débarquait au chalet. Elle enseignait le piano. Elle était gentille, oui, mais une certaine sévérité dans l'allure me la faisait craindre. Ces rares fréquentations ne me permirent jamais de m'en sentir très proche. Ses cheveux toujours coiffés en toque, ses manières un peu précieuses, ses sourcils souvent froncés la faisaient ressembler à une institutrice. Rien pour susciter la sympathie d'un enfant.

Quant à mon grand-père, je me souviens qu'il toussait beaucoup... souvenir d'enfant. Il était agent d'assurance. Ses rapports avec nous étaient plutôt formels. Il ne pouvait guère en être autrement puisque nous ne le voyions que très peu. Il n'y avait aucune familiarité dans nos échanges, et trop de politesse tue la spontanéité. Il était donc difficile de s'y attacher. Ce n'est pas que je ne l'aimais pas, mais les liens qui m'unissaient à lui étaient si ténus qu'ils ne pouvaient déboucher sur une véritable affection. Je l'aimais parce qu'il était mon grand-père, tout simplement. Bien sûr, j'aurais voulu le connaître davantage, mais la vie en a décidé autrement.

Claire est morte en décembre 1973. Quand je l'ai vue, étendue dans sa tombe, j'ai été étonné de lui découvrir une tête toute grise : sa vie durant, elle s'était teint les cheveux. Je n'avais jamais soupçonné cette coquetterie. Mon grand-père l'a suivie un mois plus tard, en janvier 1974. Il lui était sans doute impossible d'imaginer l'existence sans la douce présence de son épouse. Dans mon esprit, il s'agissait d'une bonne chose : les amoureux devraient toujours mourir ensemble.

*

Avec mes grands-parents maternels, l'histoire fut bien différente. Ils étaient constamment présents dans notre quotidien. Ma grand-mère Annette nous gardait souvent ; je suis certain que tous mes frères et soeurs se souviennent des petites chansonnettes qu'elle nous fredonnait, notamment l'inusable Poulette grise, mille fois entendue. Annette, pour autant que je puisse m'en souvenir, a toujours eu cette fragilité des vieilles gens qui les rend précautionneux et peu assurés. Elle avait une peur bleue du feu et chaque soir, avant de se mettre au lit, elle versait de l'eau dans les cendriers. En fait, tout lui faisait peur.

Elle possédait une foi inébranlable. On pouvait même dire qu'elle était bigote. Elle fréquentait assidûment l'église, et de grandes illustrations du Christ et de la Vierge Marie ornaient sa chambre à coucher, au chalet. On ne lui connaissait aucun péché, sinon l'avarice, aux dires de certains. Ce qui ne l'empêchait de nous offrir des «peanuts» salées quand nous nous rendions dans son logement de la rue Christophe-Colomb; elle en avait toujours en réserve, dans son vieux buffet vitré.

Les derniers mois de sa vie ne furent pas roses. Minée par la sénilité, elle perdait tranquillement l'esprit. Nous, les enfants, pouvions nous amuser de ses écarts, mais ils n'avaient certainement rien de drôle pour ses filles et son mari. Moi et mon cousin Claude l'avons visitée quelques jours avant sa mort, à l'hôpital. Nous n'avions pas conscience que la fin était si proche. Elle s'est éteinte le 18 novembre 1967.

Dans mes yeux d'enfant, mon grand-père maternel était un roc. Souvent, pour nous amuser, nous nous bagarrions avec lui. Je revois ses poings, qui m'apparaissaient immenses. C'est lui qui nous a fait connaître Nominingue, où il avait vécu à une certaine époque. Il était serrurier pour la Commission des écoles catholiques de Montréal, mais il avait exercé d'autres métiers, dont celui de garagiste. C'était le grand-papa gâteau, celui qui nous glissait un dix sous dans les mains en souriant, qui nous emmenait faire une balade en voiture.

Grand fumeur devant l'Éternel, il consommait quotidiennement ses deux paquets de Buckingham. Il était aussi grand amateur de café et en sifflait bien une dizaine de tasses par jour. Malgré ces excès, il présentait une santé de fer. Je ne l'ai jamais connu malade, sinon vers la fin de sa vie. Et la vie, il y tenait. Ou bien il avait horriblement peur de la mort. À quatre-vingts ans bien sonnés, devant se faire opérer, il s'est résolu à arrêter de fumer, chose incroyable. On peut croire qu'il l'a regretté : il est mort quelques années plus tard, au bout d'un cancer qui lui avait enlevé toute sa vivacité, toute sa joie, après dix-huit ans de veuvage. C'était en 1985.

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Tout jeune, j'avais un troisième grand-père, grand-papa Oscar. Il s'agissait, en fait, de mon arrière-grand-père. J'en garde le souvenir à cause de sa jambe de bois. Lors d'un accident de train, les roues d'un wagon lui avaient sectionné une jambe. Il marchait donc en claudiquant. Il avait pratiqué de nombreux métiers, comme bien des gens de son époque. Il avait même été hôtelier à Rawdon, mais c'est comme maître de poste qu'il a terminé sa vie active. Je me rappelle sa maison de Saint-Ligori; l'ancien bureau de poste s'y trouvait, et je pouvais y jouer. Il contenait de vieux casiers de bois qui servaient autrefois à trier le courrier. Grand-papa Oscar est mort en 1959; j'avais cinq ans.

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C'est peut-être mon statut de grand-père qui m'incite à penser à ces vieilles personnes qui ont traversé ma vie. Je voudrais que mes petits-enfants conservent un bon souvenir de moi. Je ne suis pas encore très vieux; normalement, ils auront amplement le temps de bien me connaître et, je l'espère, de m'apprécier.

Il ne s'agit ici que d'une brève présentation. Mille anecdotes pourraient être relatées à propos de mes grands-parents. J'y reviendrai, c'est certain!

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13 septembre 2007

Paris, prise un

Janvier 1988. Une idée me traverse l'esprit : aller rejoindre mon épouse qui est à Paris depuis plus d'un mois, à faire je ne sais trop quoi. En fait, je ne veux pas trop penser à ce qu'elle peut faire dans cette ville. Des recherches? C'est ce que je voudrais croire, mais son voyage a un parfum de fin du monde, comme le chante Michel Legrand. Il me reste à clouer le cercueil, mais peut-être que j'espère encore sauver la mise. Et puis, je n'ai jamais mis les pieds en Europe, je n'ai jamais voyagé par avion, je n'ai jamais tenté de sauver un mariage moribond.

C'est drôle, Paris ne m'a jamais attiré. Dans ma petite tête, aller à Paris, c'est comme aller en Floride : une destination quétaine. Tout le monde se rend à Paris un jour ou l'autre, et ça me rebute. Si ce n'était d'y retrouver ma douce moitié... mais ça m'excite de prendre l'avion. Mon baptême de l'air, comme on dit!

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Le vol se passe bien. Courte escale à Amsterdam. Je me rends aux toilettes : je n'ai jamais vu de toilettes publiques aussi propres que celles de l'aéroport de Schiphol. J'écoute les gens parler autour de moi et je ne comprends rien. Une sensation délicieuse : je suis vraiment à l'étranger.

L'arrivée à Paris est moins joyeuse. Nous atterrissons à Roissy alors que mon épouse m'attend à Orly. Petit quiproquo à mettre au compte de l'agent de voyages qui m'a affirmé, plutôt deux fois qu'une, que j'arriverais à Orly. Que faire, sinon attendre? Au bout d'une heure, mon nom résonne dans l'aéroport : on me demande au téléphone. Après quelques explications houleuses avec mon épouse, il est décidé que je dois l'attendre. D'ailleurs, je ne saurais pas où aller, et la fatigue commence à faire son œuvre. Je suis irascible, mais je n'ai d'autre choix que de prendre mon mal en patience. Deux heures plus tard, Christiane apparaît enfin. Nous prenons le RER. Une fois à Paris, nous empruntons le métro pour nous rendre à la résidence des étudiants canadiens, où Christiane doit prendre quelques effets personnels. J'y rencontre Luc F., un ancien camarade d'université. Puis nous repartons, toujours en métro. Je suis exténué, je n'ai pas vraiment dormi depuis près de trente-six heures. Le métro est bondé, c'est l'heure de pointe. Nous dénichons finalement un petit hôtel. Un hôtel vraiment modeste, avec W.-C. et douche à l'étage, mais pas dans la chambre. Je suis d'une humeur massacrante et regrette mon escapade parisienne. En avoir les moyens, je rentrerais immédiatement chez moi.

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Au cours des deux premiers jours, Christiane me trimballe un peu partout. Je la suis, sans conviction, un peu excédé par son assurance. À croire qu'elle a passé sa vie dans cette foutue ville! Mon voyage a tout d'un mal de dent. Je souffre en silence. Nos rapports sont réduits à l’essentiel : polis, sans plus. Puis, le troisième jour, elle m'annonce qu'elle a des trucs à régler, que je vais devoir me débrouiller seul. Elle m'abandonne à l'hôtel. Je décide alors de visiter la ville à ma façon : à pied!

J’entreprends une longue promenade dans les rues parisiennes, à un rythme qui me convient. Dans une attitude presque contemplative, j’observe les gens et les choses, je hume les odeurs. Lentement, l’atmosphère de Paris m’imprègne. Je me découvre soudain admiratif : tout est tellement beau dans cette cité millénaire. Force m’est d’admettre que le charme particulier de Paris opère. Tout à coup, je ne suis plus du tout déçu par mon voyage en cette contrée; je suis même séduit.

Dès lors, tout change. La moindre activité devient une partie de plaisir. Je comprends qu’on ne peut résister à l’attrait qu’exerce cette ville.

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Dans les jours qui suivent, je découvre avec ravissement Notre-Dame et les ruines romaines qu’elle couvre, la Samaritaine, le Louvre, le chaud quartier de la porte Saint-Denis, les Halles, le cimetière du Père-Lachaise, l’Arc de Triomphe. Un soir, par un temps frisquet, nous remontons les Champs-Élysées : un véritable désert. C’est étrange! Comment une ville aussi populeuse peut-elle être aussi vide à certaines heures?

Arrive le week-end. Nous louons une voiture et nous risquons dans la circulation parisienne. Une véritable folie mais, après quelques minutes, je comprends le principe élémentaire de la conduite en ces rues encombrées : il faut s’imposer, au détriment de toute courtoisie. À cette condition, et à cette seule condition, on peut s’en sortir, et croiser la place de l’Étoile sans frémir. Je comprends aussi que le parking, c’est partout et n’importe où.

Sous la pluie d’un dimanche tout gris, nous quittons la ville. Je veux voir autre chose que Paris en ce court séjour en terre française. Nous mettons le cap sur Orléans. Visite de la cathédrale et d’une vieille église où un curé nous accueille fort cordialement. La circulation dans cette ville est beaucoup plus civilisée qu’à Paris. Puis c’est Chartres… et un grand bonheur. Cette ville est magnifique sous la grisaille dominicale, et sa cathédrale, absolument impressionnante. Chaque minute en ces lieux est une véritable jouissance. Je suis totalement subjugué.

Retour vers Paris, toujours sous un ciel gris. Petit crochet par Versailles. Le château est fermé en cette fin d’après-midi, ce qui ne nous empêche pas d’arpenter ses jardins. L’hiver ne les rend guère attrayants, mais je suis quand même content d’être venu.

Puis nous rentrons à Paris. La fin du week-end se traduit par d’ahurissants bouchons : plus rien ne bouge. Dans la voiture, moi et Christiane retrouvons nos vieux réflexes : «Tourne ici!», «Prends cette rue!», «Avance!» Le ton monte, la tension aussi. Tout est normal.

*

Lundi matin, cinq heures. Nous sommes en route pour Roissy. Christiane doit prendre un vol qui la ramènera à Montréal. Moi, je ne quitte le sol français que le lendemain mais, comme je n’ai plus un rond, j’ai décidé de passer cette dernière journée en France dans un hôtel de l’aéroport. De toute façon, je sens le besoin de me recueillir, de réfléchir. Une chambre d’hôtel est un lieu tout à fait propice à ce genre d’activités cérébrales.

C’est avec le cœur gros que je regarde l’avion de Christiane s’envoler. Il y a une espèce de symbole dans ce départ. Je sais qu’il marque une étape importante dans ma vie, qu’il est annonciateur d’événements douloureux qui viendront bousculer mon univers.

Une semaine plus tard, Christiane me quittera…

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27 août 2007

Turbulences

Nous ne sommes jamais à l'abri des coups de coeur... et des douleurs qui, trop souvent, les accompagnent. Et des malheurs qu'ils provoquent, de la peine qu'ils suscitent. Et, aussi, des souvenirs merveilleux qu'ils nous laissent.

Je devais avoir 23 ou 24 ans quand la chose s'est produite. Mais elle était en gestation depuis un certain temps. Il y avait bien un an que j'avais remarqué cette belle enfant ou, plutôt, que cette belle enfant m'avait remarqué. Je revenais du boulot, en fin d'après-midi, et elle se tenait avec quelques copains devant la porte de l'immeuble où j'habitais alors. C'est là que, pour la première fois, j'ai constaté qu'elle m'observait avec, dans les yeux, un éclat qui ne pouvait être innocent. Elle était si jeune que je ne me suis pas arrêté à ce regard insistant. Je ne m'en suis même pas amusé, et il n'a pas flatté mon orgueil de mâle. Ce ne pouvait être sérieux. Une enfant...

Elle avait de très longs cheveux blonds, qui lui descendaient jusqu'au bas du dos. Ses lunettes lui donnaient une allure d'intellectuelle. Et sa petite mâchoire carrée ne la faisait ni laide ni belle. Je ne la regardais même pas, sinon par hasard. Pourtant, chaque fois que je la croisais, elle, elle me regardait. J'essayais de ne prêter aucune attention à ces regards qu'elle me jetait. Jamais je ne lui adressais la parole. Je comprenais qu'elle s'intéressait à moi, mais je n'avais aucune intention d'encourager ses sentiments. Il me semblait inconvenant qu'une aussi jeune fille puisse manifester de façon aussi ouverte son attirance pour ma personne, moi, un homme adulte. Elle, une enfant...

*

Je ne sais plus très bien comment l'affaire a commencé, et j'ignore par quel concours de circonstances elle a pu se retrouver chez moi. Avait-elle manoeuvré de façon à parvenir à ses fins ? Je n'en sais rien. Ce que je sais, cependant, c'est qu'un jour, mon épouse m'annonça que Carole, car c'était son nom, serait dorénavant notre gardienne d'enfants. Je n'avais aucune objection à formuler, ni aucun commentaire à faire. J'approuvai, car, je suppose, il devait en être ainsi. Carole devint alors une présence familière. Non seulement venait-elle fréquemment garder les enfants mais, en plus, elle passait de longs moments chez moi en compagnie de Christiane. Des amies, ni plus ni moins, malgré leur différence d'âge. Carole était une bonne fille, charmante, agréable et... amoureuse. Ça crevait les yeux. À un point tel que je me demandais souvent comment Christiane faisait pour ne pas s'en apercevoir. Mais je ne bronchais toujours pas. La situation me laissait indifférent, en quelque sorte. Carole n'était qu'une enfant...


Un jour, pourtant, la situation évolua. Carole fit couper ses longs cheveux, ce qui la transforma complètement. Du coup, elle parut beaucoup plus âgée. La petite fille s'était fondue dans un corps de jeune femme. Une alchimie diabolique! Cette transformation agit comme un philtre d'amour et me conduisit directement dans le filet qu'elle tendait pour me capturer. Maintenant, je la voyais, maintenant, je la regardais. Elle me troublait, profondément. Les regards que nous échangions étaient de plus en plus longs, pleins de sous-entendus et, j'oserais même dire, pleins de promesses. Lentement, mais sûrement, je succombais à son charme, fait de rires encore enfantins et de sourires dévastateurs.

Je sais, les faits ainsi relatés peuvent sembler sordides, mais c'est bien le dernier qualificatif que j'emploierais pour parler du sentiment qui se développait alors. Évidemment, j'étais conscient du danger qu'incarnait cette jolie personne, et je rougissais de la profondeur du désir qu'elle suscitait en mon être. Mais ce n'était déjà plus du désir, plutôt une passion, une folie, un amour, dans ce qu'il peut avoir de plus beau. Un amour que je refrénais, cependant : il ne pouvait vivre. Mais je ne parvenais plus à chasser l'image de Carole de mon esprit. Une fièvre, brûlante, me consumait. Et j'ai commencé à déraper.

*

Un soir de décembre, Christiane et moi devions, chacun de notre côté, participer à la fête de Noël organisée par nos employeurs respectifs. Carole, bien entendu, vint garder les enfants. Alors que je me trouvais à Lachine, que la fête battait son plein, que j'avais un sérieux coup dans le nez, je décidai d'aller la retrouver chez moi. Une impulsion incontrôlable. Il faisait tempête à l'extérieur, j'étais ivre. J'empruntai l'autoroute. Je n'y voyais rien, si bien que j'enfilai accidentellement la mauvaise sortie. De façon complètement irresponsable, je reculai pour reprendre la bonne direction. Ce fut à cet instant que je compris que j'étais réellement en train de perdre les pédales.

Je gagnai mon domicile. Carole, manifestement, était ravie de me voir. Nous parlâmes de tout et de rien durant quelques minutes. Mais ce fut dans les yeux que tout se joua. Plus aucun faux-fuyant n'existait. J'étais là pour elle, elle le comprenait et s'en trouvait fortement émue. Il n'y avait aucun besoin de discourir sur ce qui, à cet instant précis, nous réunissait. Je l'aimais et elle m'aimait. Mais les choses n'allèrent pas plus loin ce soir-là : Christiane arriva. Elle fut bien surprise de me trouver à la maison. En bafouillant, je m'esquivai, et retournai à la fête à Lachine.

*

Les semaines qui suivirent furent absolument délicieuses. Une espèce de complicité nous unissait, moi et Carole. Une complicité faite de sourires voilés, d'effleurements discrets, de regards enflammés. Puis vint une autre fête, au cégep Montmorency, organisée par la magasin La Baie de Laval. Carole était responsable du vestiaire. Je me fis une joie de lui prêter main-forte. J'avais de la difficulté à m'éloigner d'elle. Au cours de la soirée, Carole abandonna momentanément le vestiaire. Nous en profitâmes pour danser un slow, mais quel slow. Un souvenir que les années n'ont pu altérer. Jamais je n'avais serré si fortement une femme dans mes bras, et jamais on ne m'avait étreint avec une telle passion. Son parfum, inoubliable, s'est incrusté dans ma chair pour ne plus jamais l'abandonner. Même aujourd'hui, j'ai encore ce parfum dans ma peau. Je humais ses cheveux, je laissais mes mains découvrir ses courbes. Et je la serrais à l'étouffer, comme un dingue. Elle se moulait à mon corps. Il n'y avait plus de pudeur, plus de retenue. Une symbiose totale, deux êtres aimants, un univers réduit à ces notes de musique qui nous autorisaient une incroyable intimité. La folie me guettait.

*

Après cette fête, les choses n'étaient plus les mêmes. La croisée des chemins : Carole ou Christiane. Mais ce ne pouvait être Carole, bien sûr, elle était mineure. Pourtant, ce devait être Carole ; un amour aussi absolu me tuerait s'il devait cesser, je le sentais. La vie continuait, apparemment normale, mais notre attachement était de plus en plus évident. Parfois, elle redevenait une petite fille. Elle pouvait sauter sur mon dos, comme un enfant, et même devant Christiane. Les gens que nous côtoyions alors nous regardaient étrangement. Jamais je n'avais été aussi mêlé dans ma petite tête. Je m'en ouvris à certaines personnes : je ne me souviens même plus des conseils qu'elles me prodiguèrent.

Un soir, Carole soupa à la maison. Comme deux adolescents, nous ne cessions de jouer du pied sous la table. L'impression que mon coeur allait déchirer ma poitrine. Quand Carole annonça qu'elle devait rentrer, je proposai de l'accompagner. Elle était si jeune, et je l'avais si souvent raccompagnée après qu'elle eut gardé les enfants. L'immeuble qu'elle habitait communiquait, par un couloir souterrain, à l'immeuble où se trouvait mon logement. C'est dans ce couloir que nous échangeâmes les plus brûlants baisers qu'on puisse imaginer ; c'est dans ce couloir qu'elle s'abandonna à mes mains brutales, avides de cette chair qui fleurait la passion la plus vive. Le temps n'existait plus, étourdis que nous étions à nous découvrir. C'est Christiane qui nous interrompit : le père de Carole s'inquiétait de ne pas la voir rentrer et avait téléphoné. Avions-nous honte d'être ainsi surpris? Je ne sais pas! Je crois que plus rien n'avait vraiment d'importance, sinon mon amour pour Carole.

*

Quelques jours plus tard, je fixai rendez-vous à Carole, chez-moi, dans l'après-midi. Je quittai mon travail, prétendant être malade. Peut-être l'étais-je vraiment. Elle me rejoignit à la maison. Éperdus d'amour, nous nous enlaçâmes des heures durant. Elle me laissait explorer son corps, abandonnée à mes caresses. C'était déjà un adieu. Pour la première fois depuis longtemps, la raison l'emporta sur ma folie. Je ne pouvais aller jusqu'au dénouement ultime, même si Carole s'offrait à moi. Elle était trop jeune... Le deuxième grand regret de ma vie.

Christiane alla trouver Carole. Je ne sais pas ce qu'elle lui dit mais, ce soir-là, Carole m'annonça qu'elle ne pouvait plus me voir. Hébété, comme ivre, je rentrai chez moi. Christiane était déjà couchée. Je m'affalai sur le lit et là, pour la première fois de ma vie, je pleurai pour une femme. Je sanglotais, je frappais du poing sur le matelas, peut-être ai-je même crié. La douleur était si intense que je ne parvenais plus à me maîtriser. Christiane, alors, tendrement, m'a serré dans ses bras, comme elle l'aurait fait avec un enfant. Elle m'apaisa.

*

Le jour où nous sommes déménagés, Carole est venue nous dire au revoir. C'est la dernière fois que je l'ai bien regardée. Comme elle était belle. Bizarrement, j'observais sa poitrine. Elle n'était plus une enfant. Elle avait soulevé une tempête dans mon petit monde, elle avait ravagé mon coeur, mais je ne lui en voulais pas. Elle n'était déjà plus qu'un mirage. Un mirage magnifique, oui, mais un mirage tout de même.

Je crois qu'elle est devenue infirmière. Je sais qu'elle a eu une fille et qu'elle a épousé un type qui venait de Gaspésie, je pense. Nous l'avons croisée quelques années plus tard, dans le métro. Nous avons échangé quelques mots, rapidement, puis elle est disparue dans le long couloir de la station Henri-Bourassa. Un mirage!

C'est étrange, mais la douleur immense que j'ai ressentie lorsque cette histoire s'est terminée n'a duré que l'instant d'un soupir... ou presque. La vie a repris son cours normal. Bien sûr, pendant quelques mois, j'ai nagé entre deux eaux. Le vent a soufflé, violemment, et, bientôt, a emporté les dernières images de Carole. Ce n'était pas grave, j'avais son parfum dans la peau, pour l'éternité.

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1 août 2007

Le cinéma

Le cinéma, c'est une longue histoire d'amour dans ma vie. Des films, j'en ai vu des milliers, de différents genres, selon les époques, selon l'air du temps. Et je suis bon public, depuis toujours. Mes goûts ont évolué au fil des ans, bien sûr, mais je voue un culte à certains réalisateurs, comme Lelouch (même s'il me déçoit un peu depuis quelques années), et à certains films, comme Les Parapluies de Cherbourg, que j'ai vu à une centaine de reprises et que j'ai certainement «écouté» au moins mille fois. Je peux chanter toutes les répliques, de la première à la dernière; je les connais par coeur. Je connais tous les personnages; quand je pense à eux, c'est comme si je pensais à de véritables personnes.

Cette histoire d'amour a commencé il y a longtemps. J'étais encore enfant, en fait. À la télévision, le vendredi soir, Radio-Canada présentait Cinéma international : on y voyait des longs métrages qui venaient de tous les horizons. Je me souviens de ce que disait l'annonceur qui présentait l'émission : «De Paris, de Londres, de Rome et de Hollywood, voici...» J'entends même encore le son de sa voix, une voix toute radio-canadienne. Mon acteur préféré alors que j'avais sept ou huit ans, c'était Eddie Constantine, un dur de dur, tombeur de ces dames. Oui, je l'aimais bien.

Il y avait aussi le cinéma du dimanche après-midi, dans le sous-sol de l'église. Une organisation qui s'appelait Tambour-Battant y présentait des films pour les jeunes. C'est là que j'ai connu Abbott et Costello et les frères Marx. C'est là que j'ai vu tous les Tarzan. Comme on a pu rêver d'être cet homme de la jungle, si sûr de lui, si magnanime envers tous ces pauvres Noirs tout juste bons à jouer du tam-tam et à se faire bouffer par les lions. Du délire!

Un peu plus tard, je me suis intéressé au Ciné-club du dimanche soir, toujours à Radio-Canada. Ce que j'ai pu en voir des films russes sous-titrés et des Bergman (Dieu ait son âme). Et je les appréciais, ces foutus films. Mon époque intello, quoi! Aujourd'hui, je suis plutôt paresseux, sur le plan cérébral. Je vais souvent vers la facilité. Et le cinéma a tellement changé. Je peux encore aimer Michel Simon dans Boudu, Raimu, Fernandel, Paul Meurisse et Pierre Brasseur, bien sûr, mais j'ai un fort penchant pour les acteurs plus «modernes», comme Lino Ventura, Patrick Dewaere et Gérard Depardieu.

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Je n'ai aucun souvenir du premier film que j'ai vu dans une vraie salle de cinéma. Peut-être était-ce un film où Glen Ford jouait le rôle d'un chevalier, au cinéma Villeray. Je me souviens bien, par contre, avoir vu Le jour le plus long, et Dieu que j'avais trouvé cela... long. Puis il y a eu l'époque du cinéma Viau, sur le boulevard des Laurentides, à Laval. Nous y allions tous les samedis, en matinée. Sauf un film mettant en vedette Brigitte Bardot, je ne me souviens d'aucun des films que j'ai pu voir à cet endroit. Nous nous y rendions en groupe : peut-être s'agissait-il davantage de parties de plaisir que de véritables séances de cinéma.

Bientôt sont arrivés des films plus marquants, comme Jaws, par exemple. La salle était si pleine que nous étions plusieurs spectateurs à être assis directement sur le plancher, chose inimaginable aujourd'hui. Même si je pouvais aimer ce genre de films, j'entretenais toujours une certaine flamme pour le cinéma d'auteur. Ainsi, j'avais vu Cris et chuchotement de Bergman en version originale, sous-titrée en anglais. Rien ne me rebutait!

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Un soir d'automne, en 1971, nous étions plusieurs à nous être rendus au cégep Bois-de-Boulogne pour y voir le Satyricon de Fellini. La rumeur portait ce film, qui était devenu une espèce d'objet de scandale. L'amphithéâtre était rempli, nous étions assis dans les premières rangées. À ma gauche, il y avait une jeune femme, Lisette Cabana. Il était bien plaisant d'être assis à ses côtés. Elle était agréable à regarder, et j'aimais discuter avec elle. Ce que je ne savais pas, cependant, c'est qu'elle était émotive, très émotive. Et que ses émotions s'exprimaient sans ambiguïté. Ce film de Fellini contient des scènes qui sont très dures, de nature à secouer les âmes sensibles, et c'est ce qu'était Lisette, une âme sensible. Bientôt, elle agrippa mon bras, pour ne plus le lâcher. Quand les choses se corsaient, elle enfonçait douloureusement ses ongles dans ma chair, et aux moments cruciaux du film, elle allait jusqu'à me frapper du poing, avec force. Tant et si bien que, nerveux, je me concentrais davantage sur ma compagne que sur le récit qui se déroulait sur l'écran. Je suis sorti de là avec une épaule endolorie et le bras marqué jusqu'au sang.

Je ne suis plus jamais retourné au cinéma avec Lisette.

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Des années plus tard, au cours des années quatre-vingt, le cinéma Papineau, qui était devenu un cinéma de répertoire, présentait Les 120 journées de Sodome, de Pier Paolo Pasolini, un autre film à la réputation sulfureuse mais qui, dans mon souvenir, dénonçait surtout la tyrannie et la cruauté humaine. Assis dans la salle, nous écoutions le film avec attention, au diapason du reste du public, composé, à n'en point douter, de cinéphiles. Il y avait là moi et Christiane, si je me souviens bien, et peut-être mon cousin Claude et son épouse, Francine, mais je n'en suis pas sûr. Quoi qu'il en soit, le propos du film créait une lourde atmosphère dans la salle. Soudain, alors que les scènes les plus cruelles se déroulaient sous nos yeux, les scènes où on brûle à la chandelle le bout des seins d'une jeune femme et le pénis d'un garçon, un rire. Un rire gras, tonitruant, un rire sans-gêne mais, surtout, un rire reconnaissable entre mille, du moins pour nous. Il émanait du frère de mon ami Gino, un garçon sympathique, certes, mais un garçon que, dans les circonstances, nous ne tenions pas à rencontrer. Je n'osais imaginer me faire apostropher par cet individu devant les gens présents, qui étaient bien près de huer l'importun. Sitôt que les premiers mots du générique apparurent à l'écran, nous nous précipitâmes à l'extérieur, question de ne pas nous faire voir en compagnie de cet amateur de cinéma au jugement pour le moins discutable. On a sa fierté...

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Une seule fois je me suis rendu voir le même film deux soirées consécutives. Il s'agissait de La grande bouffe, de Marco Ferreri. Ce film m'a tant marqué quand je l'ai vu que j'y suis retourné le lendemain en compagnie d'amis alléchés par la critique dithyrambique que j'avais faite de l'oeuvre de Ferreri. J'ai revu ce film à quelques reprises depuis; il a bien vieilli, je crois, et certaines scènes n'ont rien perdu de leur humour corrosif et de leur subversion. D'autres films m'ont aussi ému ou secoué. Je pense ici, entre autres, à Viva la muerte, d'Arabal, et à Orange mécanique, de Stanley Kubrick, qui ont su, chacun à leur manière, troubler la quiétude du bon peuple.

Aujourd'hui, mes goûts me portent plutôt vers des drames plus intimistes. Mais je ne dédaigne aucun genre, sinon tout ce qui est film d'action ou de science-fiction. Pas capable! L'âge, sans doute...

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27 juillet 2007

Souvenirs d'été

Je l'ai déjà mentionné, Christiane se faisait très discrète en ce qui concernait sa famille. Nous étions ensemble depuis près de six mois, et jamais encore elle ne m'avait invité chez elle. Elle se décida pourtant, à l'occasion de la Saint-Jean-Baptiste de 1970. Elle nous invita, moi et Robert, à souper (je crois qu'à ce moment-là, Diane et Robert avait momentanément rompu).

Cette petite visite m'angoissait. Je ne connaissais pas ses parents, je m'étais fait des idées quant à leur personnalité, et je craignais un peu la rencontre avec un père que je croyais sévère. C'est en arrivant chez elle que j'ai compris bien des choses, notamment la discrétion de Christiane. Pour arriver au logement où elle habitait, il fallait grimper un escalier intérieur qui disait tout de ce qui nous attendait à l'étage. Un escalier aux marches si usées qu'elles en étaient dangereuses, des murs troués, une odeur indéfinissable mais écoeurante. Quant au logement, il présentait des caractéristiques malheureusement typiques de ce coin de la ville. Une cuisine crasseuse, des planchers inégaux, un ameublement désuet, des chambres encombrées, des rideaux miteux aux fenêtres. J'étais sidéré. Et ce qui m'étonnait le plus, c'est qu'il n'y avait pas d'eau chaude dans la maison. Je n'avais jamais vu une telle misère.

Christiane me présenta à ses soeurs, à son frère et à sa mère, qui m'apparut être une bien gentille personne. J'étais plutôt mal à l'aise devant leur dénuement mais, quand on est jeune, on s'accomode rapidement de bien des choses. Quelques instants plus tard, installé sur le balcon arrière, j'avais retrouvé mon aplomb. J'étais même ravi de me trouver en ce lieu. Christiane nous fit un petit cours sur les us du quartier. Des voisins, eux aussi se prélassant sur leur balcon, nous faisaient la conversation, dont une amie de Christiane, Lise L., que j'allais revoir à quelques reprises. Puis son père arriva.

À l'époque, il n'était pas encore trop usé. Bien sûr, il était impossible de ne pas remarquer son nez, un drôle de nez boursouflé par l'alcool qui commençait à se diviser en deux parties à son extrémité. Malgré cet appendice disgracieux et un peu trop visible, on devinait qu'il avait dû être un bel homme. Mais ce nez et ses cheveux coupés en brosse lui faisaient un visage plutôt dur. Il avait le regard fuyant et parlait peu. Était-il intimidé par notre présence? C'est possible. Sans doute étais-je le premier garçon que sa fille amenait à la maison, il fallait qu'il s'habitue.

Après le souper, nous partîmes pour le Vieux-Montréal. En ces années, il n'y avait pas encore de grands spectacles pour la Saint-Jean-Baptiste, ni de méga-shows sur la montagne. Des manifestations éparses dans les différents quartiers de la ville réunissaient les fêtards. Je me souviens d'une petite troupe de théâtre qui donnait un spectacle sur la rue Saint-Paul, de l'alcool qui coulait abondamment, de gens éméchés qui hurlaient, d'autres qui chantaient. Une belle atmosphère régnait dans les rues. Je garde un bon souvenir de cette nuit de la Saint-Jean... et de ma première rencontre avec les parents de Christiane.

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Avec l'été qui commençait, la chaleur qui excitait nos sens, l'oisiveté des vacances, je découvris une nouvelle Christiane, plus ouverte, plus bavarde, plus rieuse, plus aguichante... et même sexy. Il lui arrivait de ne porter qu'un long t-shirt pour tout vêtement; mais un long t-shirt ne peut jamais faire qu'une très courte robe. Ça me plaisait bien.

Une semaine ou deux avant le début des vacances scolaires, Christiane et ses camarades de classe allèrent camper, accompagnées d'une enseignante, à Sainte-Sophie, dans la région de Saint-Jérôme. Les parents de Diane L. avaient accepté que la petite troupe installe son campement sur le terrain de leur chalet. Évidemment, l'enseignante avait exigé qu'aucun garçon ne vienne troubler la quiétude des demoiselles. Mais il n'était pas question que je me plie aux directives d'une enseignante, aussi charmante soit-elle.

Le samedi, moi et Robert avions rejoint Sainte-Sophie en faisant de l'auto-stop. Robert espérait bien renouer avec Diane, alors que moi, je ne pouvais imaginer un week-end sans ma belle Christiane. Les souvenirs qu'il me reste de cette fin de semaine sont faits d'impressions plutôt que d'événements. De douces impressions. La chaleur d'un feu de camp autour duquel les filles sont regroupées, l'excitation d'être entouré de jolies jouvencelles dans la petite salle de danse de l'endroit, l'intérêt que suscitait chez moi et Robert une jeune fille nommée Liette, la bonheur de me trouver en compagnie de Christiane. Oui, ce fut une bien belle fin de semaine.

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Au cours de l'été, Christiane passa quelques semaines au chalet de Diane L. Moi, j'étais le plus souvent à Pont-Viau, en compagnie de Robert, qui se morfondait : ses quelques tentatives pour reconquérir Diane n'avaient pas donné les résultats escomptés. Mais il ne se décourageait pas, même si nous avions appris que Diane avait un nouveau copain, Normand. Un jour, nous décidâmes de nous rendre à Sainte-Sophie. Christiane me manquait, et Robert s'inquiétait.

Notre arrivée ne suscita pas un grand émoi. L'accueil fut même plutôt froid. Diane ne voyait pas d'un bon oeil les efforts que faisait Robert pour l'amadouer puisqu'elle «vivait» un nouvel amour avec le dénommé Normand, et je découvris que ledit Normand avait un copain, Jean-François, qui tournait autour de Christiane, pas tout à fait insensible à l'entreprise du beaux ténébreux. Même si nous arrivions comme des chiens dans un jeu de quilles, il nous fallait nous imposer et intervenir. Une brève discussion avec Christiane et quelques moments d'intimité replacèrent les choses, en ce me concernait. Quant à Robert, je ne sais comment il s'est débrouillé mais, quelques semaines plus tard, il avait retrouvé sa chère Diane. Tout rentrait donc dans l'ordre.

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26 juillet 2007

Camping

Je n'ai jamais aimé le camping, même si j'en ai fait beaucoup à une certaine époque. En effet, pour des gens aux revenus limités, les vacances sous la tente constituent une option attrayante. Bien sûr, j'ai parfois eu du plaisir à camper, une fois que tout était installé, que le temps était au beau fixe, que les moustiques se faisaient rares... et que j'étais de bonne humeur. Ces conditions, toutefois, furent rarement réunies.

J'en parle au passé car le camping, pour moi, c'est de l'histoire ancienne. Ma dernière expérience, voici quatre ou cinq ans, m'a convaincu qu'il était inutile que je persévère. Seul avec les enfants, j'ai dû assumer tous les rôles : cuistot, aide domestique, chauffeur, technicien en loisir, etc. Et ce, souvent sous une pluie battante qui n'égayait en rien le séjour en terre néo-brunswickoise. Bref, ce fut le chant du cygne de ma vie de campeur. Depuis, je loue un chalet en compagnie de ma soeur, et je passe des vacances formidables.

Évidemment, des souvenirs précieux et heureux sont aussi associés à cette activité. Jamais je n'aurais séjourné dans les quatre provinces maritimes sans le recours à cette activité. Je n'aurais pas visité Louisbourg, arpenté le cimetière de Bouctouche, tué les maringouins de Shippagan, foulé le sol rocailleux de Terre-Neuve. Je n'aurais pas eu le plaisir de parcourir la verdure merveilleuse de l'Île-du-Prince-Édouard, de me prélasser sur la plage de Cavendish ou, jadis, d'emprunter le traversier menant en cette minuscule province. Et c'est encore grâce au camping que j'ai pu me promener sur les îles de la Madeleine. Mais il s'agissait, dans ce dernier cas, de la fin annoncée d'un loisir qui, pour moi, avait tout de la torture.

Je sais que des gens adorent cette activité. C'est leur droit. Personnellement, je n'ai que peu d'affinités avec la lampe à brûleur qui gronde sans arrêt, avec les allumettes humides dont on ne tire aucune étincelle, avec le poêle à essence qu'il faut pomper sitôt levé pour se faire un café. Non, vraiment, je laisse ça aux braves qui salivent à la pensée d'une nuitée sous la toile.

Je sais aussi qu'il y a deux sortes de camping : le camping familial, dont les moments heureux ne parviennent pas à me faire oublier les inévitables désagréments qui lui sont associés, et le camping d'ado, que j'ai autrefois pratiqué. Ce dernier n'a rien à voir avec un quelconque amour de la nature ou avec une recherche bucolique de la sérénité. Tout le contraire!

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Nous nous trouvions à Nominingue, installés sur la plage de la baie Richard. Il y avait là moi, Claude, Robert et l'ineffable Gilles B. Un quatuor de vacanciers très peu sérieux et, surtout, très peu rompus aux exigences de la vie sous la tente. Non, nous ne nous attendions pas à profiter du calme de la nature ou à goûter avec béatitude au repos qu'aurait pu nous procurer ce séjour estival. Nous cherchions plutôt à nous amuser.

Chaque soir, nous montions au village, à la salle de danse, plus précisément, pour draguer. Le jour, nous nous prélassions sur le quai de la baie. Nous n'étions pas très occupés. Les tâches courantes... nous nous en dispensions. On se traînait de la tente au quai, où on bavardait avec qui s'y trouvait. On se baignait, évidemment, et il nous arrivait de manger. Du pain, essentiellement. C'est que nous n'étions pas très riches; on peut même dire que nous étions sans le sou. Et tout ça à cause de Gilles. Le «pauvre» garçon souffrait d'un coup de soleil, et il n'avait rien trouvé de mieux que de piger dans nos maigres avoirs pour acheter un énorme pot de crème Noxéma pour soulager sa peine. Ce qu'on a pu gueuler! En vain. Nous en étions donc réduits à ne manger que du pain, que nous truffions à l'occasion de bleuets sauvages que nous avions cueillis.

Nous jasions parfois avec un monsieur qui habitait au bout du chemin menant à la baie, Lou Belloff. Un brave homme, aujourd'hui décédé, qui s'étonnait de notre régime. Nous avions dû lui expliquer que notre budget ne nous autorisait aucune folie : tels des prisonniers d'un autre temps, nous devions nous contenter d'eau et de pain. Consterné par notre situation, il eut un geste : il nous offrit de bon coeur un billet de deux dollars pour améliorer notre sort. Il nous demanda alors ce que nous comptions acheter avec ce billet. Du pain, bien sûr! Que pouvions-nous faire d'autre avec deux dollars? Il réfléchit quelques secondes, remit le billet de deux dollars dans sa poche, puis nous donna cinq dollars. Nous sentions que ça lui coûtait, aussi nous promîmes d'en faire bon usage. Nous ne lui avouâmes jamais que son cinq dollars fut dépensé... à la seule boulangerie.

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Il y avait de nombreuses jeunes filles qui logeaient dans les chalets qui ceinturaient la baie. Plusieurs aiguisaient notre intérêt, dont une dénommée Linda, qui présentait de bien jolies formes. Elle était plutôt affriolante dans son maillot deux-pièces (il n'était pas question de bikini pour les adolescentes de cette époque, les parents veillaient encore à la décence de leur progéniture). Nous nous amusions avec ces demoiselles, heureux de les côtoyer. Il ne s'agissait que de batifolages sans conséquence. Cependant, elles étaient bien agréables à regarder, et nous ne nous privions pas du joli spectacle qu'elles offraient. J'entends ici moi, Claude et Robert. Car Gilles, pour des raisons qui lui appartiennent (peut-être son coup de soleil), se terrait dans la tente et observaient de loin la faune féminine... à l'aide d'un petit télescope! Il avait apporté un télescope; il y avait là préméditation. Ce qu'il nous fit honte!

Nous fîmes bientôt connaissance avec Anne M. et son jeune cousin, Claude, rapidement baptisé Ti-Claude. Elle passait l'été au chalet de sa tante. Elle me plut immédiatement. Elle avait tout de la jeune fille distinguée et sage. Rien à voir avec les autres filles qui s'ébattaient sur le quai ou sur le rivage. Elle m'intimidait un peu par son sérieux. Je ne savais trop comment m'y prendre pour lui faire part de mon intérêt pour sa délicate personne.

Les jours filaient et je ne parvenais pas à trouver le moment propice pour amorcer ma cour. Un soir, l'occasion se présenta. Nous nous étions rendus au chalet des parents de Claude en compagnie d'Anne. Alors que mes trois comparses déconnaient à l'intérieur, je m'installai sur le perron, où Anne bientôt me rejoignit. Les choses auguraient bien. Nous parlâmes de tout et de rien durant quelques minutes, puis je passai à l'attaque. J'exploitai alors une stratégie qui m'avait souvent été profitable : l'auto-dénigrement. Il s'agit simplement de mettre en lumière ses défauts (réels ou inventés) pour obliger son interlocutrice à les nier, puis d'en venir à des aspects plus intimes. Ainsi, arrivait le moment où j'affirmais n'être «pas bien beau»; la jeune fille se trouvait alors devant deux options : ou elle ne disait rien, et c'en était fait de mes prétentions, ou elle protestait et soutenait que j'étais «plutôt bien», avec un sourire gêné, et l'affaire était dans le sac. J'en étais à cette délicate partie de mon plan; Anne allait s'exclamer que j'étais plutôt beau garçon quand Gilles sortit du chalet, une balle à la main, et me demanda si je voulais «me lancer» avec lui. Je l'aurais bien assassiné, ce cher Gilles...

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J'eus une autre chance de me faire valoir auprès de la belle Anne. Nous étions au village et la nuit était tombée. Anne dit qu'elle devait rentrer au chalet, mais aucun de mes compagnons n'était très chaud à l'idée de regagner la tente : il était trop tôt, selon eux. Moi qui ne demandais pas mieux que de devenir le chevalier servant de la damoiselle, je sautai sur l'occasion. Nous devions marcher environ un kilomètre et demi pour rejoindre le chalet. La moiteur de la nuit, le ciel étoilé, la route déserte, tout concourait à faire de cette promenade le moment idéal pour une déclaration d'amour. J'écoutais distraitement le babillage de ma compagne de route, une idée occupant toute mes pensées : allais-je l'embrasser? Je ne songeais plus qu'à ça, si bien que toute spontanéité disparut et que je me trouvai bien mal à l'aise, lorsque nous fûmes rendus au chalet, pour faire mes adieux. Elle se tenait devant moi, patiente. Sans doute espérait-elle un baiser, mais j'avais perdu tous mes moyens. Je bafouillai un vague au revoir et la plantai là. Comme fin romantique à une historiette d'été, il y a mieux!

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J'avais raté mon coup, ce soir-là, mais rien n'était joué. Après tout, je pourrais la revoir lorsque nous serions de retour à Montréal. L'été 1969 tirait à sa fin, je voyais venir un automne qui pourrait être intéressant. Mais la situation allait rapidement évolué dans un sens que je ne pouvais encore prévoir.

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18 juillet 2007

Les études : l'école élémentaire

Je suis de la vieille école, sur tous les plans. Dans ma façon de comprendre les choses, d'aborder les gens, de vivre mes sentiments. Mon éducation familiale a eu un rôle à jouer dans ma façon d'être, évidemment, et ma scolarité aussi. Et, sans aucun doute, mes lectures. Quand on nous inculque certains principes, et quand nous adoptons certaines attitudes, il est difficile de s'en défaire. Non, je ne suis pas un modèle de politesse, mais il reste que j'apprécie qu'une courtoisie élémentaire prévale dans mes échanges avec mes semblables.

À l'époque où j'ai commencé mes étude, la politesse n'était pas souhaitée, elle était exigée. Le manque de respect à l'endroit d'une enseignante, par exemple, était sévèrement puni. J'imagine qu'il en est de même dans les écoles, aujourd'hui, mais la punition, elle, est d'une autre nature, j'en suis persuadé.

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Je suis entré à l'école en septembre 1960, du temps de l'Instruction publique. Le ministère de l'Éducation n'existait pas encore, le Rapport Parent n'avait pas encore été déposé. L'école, c'était l'affaire des Frères des écoles chrétiennes. On ne se surprendra donc pas d'apprendre que la religion constituait la pierre d'assise de l'édifice scolaire. La vie à l'école était rythmée par différents événements rattachés au calendrier et aux rites catholiques. Ainsi, le premier ou le dernier vendredi du mois, la confession était obligatoire; à la période de l'Avant, on pouvait assister à la messe tous les matins et arriver en retard à l'école; à la Fête-Dieu, nous participions à une grande procession dans les rues du quartier, notre macaron de croisé du Christ fièrement épinglé à notre poitrine. Et puis il y avait la prière du matin et du midi, et les visites de missionnaires qui venaient nous vendre des petits Chinois, dont on nous remettait les photos contre vingt-cinq sous, ou nous parler de la lèpre en Afrique. Et il ne faut pas oublier la tenue, tous les ans, de la retraite : trois jours enfermés dans le sous-sol de l'église à écouter des prêtres discourir sur les bienfaits de la religion catholique. Et c'est sans compter toutes les activités spéciales associées aux différentes fêtes, comme Noël, l'Épiphanie, Pâques, l'Immaculée Conception, l'Ascension, la Toussaint... Bref, nous ne risquions pas d'oublier que nous étions de bons petits catholiques, même si nous étions souvent de vrais petits démons.

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C'est à l'école Saint-Vincent-Ferrier, sur la rue Drolet, au coin de Jarry, que j'ai entrepris mes études. Une école de garçons où l'enseignement était surtout donné par des femmes. Il y avait bien quelques professeurs masculins, mais ils enseignaient aux plus vieux, ceux de sixième et de septième. L'école était pourvue de deux cours de récréation : celle des petits et celle des grands. La hâte qu'on avait d'aller dans la cour des grands, après trois ans dans la minuscule cour des petits. Une véritable promotion quand ce jour arrivait enfin.

Je dois dire que j'étais un véritable petit ange à l'école. Sage comme une image, comme on disait à l'époque. C'est qu'on ne rigolait pas avec la discipline. Un tout petit «crime» menait rapidement à des sanctions plutôt douloureuses. Il suffisait de lancer une malheureuse boule de neige pour goûter à la médecine du principal, M. Paré : quelques coups de «strap» sur les mains. La «strap» était une épaisse lanière de cuir ou de caoutchouc qui claquait lugubrement sur les mains du pauvre enfant qui devait subir la punition. Rares étaient ceux qui ne pleuraient pas quand ils recevaient ces coups. Je n'ai jamais reçu cette punition. Par contre, M. Paré m'a violemment giflé, une fois, parce que j'avais traité un de mes compagnons de menteur. Ça ne s'oublie pas!

La «strap» était la terreur des élèves. Parfois, un malheureux se faisait expulser de la classe; son attente dans le couloir pouvait se transformer en cauchemar si le principal venait à passer. Est-il besoin d'ajouter que le seul fait d'être «invité» à aller au bureau du principal se traduisait par une crise d'angoisse? Un jour, la maîtresse vint m'avertir que M. Paré voulait me voir. J'étais livide. Je n'avais rien à me reprocher, mais qui peut se prétendre totalement innocent? C'est en tremblant que je suis descendu jusqu'au bureau maudit. Mais, au sourire du principal, j'ai vite compris que je n'avais rien à craindre. Il désirait simplement me remettre quelques livres à relier : je devais les apporter à mon père, qui était relieur. Je quittai l'école sur-le-champ, les livres sous le bras. Non seulement je n'étais pas puni mais, en plus, je profitais de quelques instants de liberté à l'extérieur de l'école.

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Dans ma famille, la réussite scolaire allait de soi. Mes soeurs plus âgées étaient toutes des premières de classe. Aussi, quand j'ai reçu mon premier bulletin scolaire et que j'ai constaté que j'étais treizième, ce fut un drame. Je pleurais comme une Madeleine, humilié. Pour moi, il s'agissait d'un échec, j'étais le crétin de la famille. Ma mère avait beau tenter de me consoler, rien n'y faisait. Les sourires narquois de mes soeurs n'arrangeaient pas les choses. Mais j'ai surmonté cette pénible épreuve : les neuf mois qui suivirent, je terminai premier. J'avais lavé mon honneur.

À l'époque, le premier de classe jouissait de certains privilèges. Ainsi, on lui remettait une jolie médaille dorée qu'il agrafait à sa chemise. Les premiers jours, on portait fièrement cette médaille mais, sans doute par crainte de la perdre, on la «rangeait» bientôt et on l'oubliait. Si bien qu'à la fin du mois, quand il fallait rapporter la fameuse médaille, la panique s'installait : où se trouvait donc cette foutue médaille? Pour avoir été très souvent premier, je peux dire que ce scénario s'est répété à maintes reprises.

Le premier de classe avait aussi charge de la classe quand l'enseignante devait s'absenter quelques minutes. Un véritable honneur que de s'installer au bureau de la maîtresse et de veiller impérialement au maintien de l'ordre. Il participait aussi, à l'occasion, à la rédaction des bulletins, surtout si sa calligraphie se distinguait par sa beauté. Mais le plus grand avantage résidait dans le privilège de choisir les plus beaux prix, à la fin de l'année. Il faut savoir que, dans les années soixante, la commission scolaire fournissait des cadeaux à toutes les classes de toutes les écoles. Il y avait des présents pour tous les élèves, du premier au dernier, mais le choix initial revenait évidemment au petit génie de la classe. Et s'il advenait que le nombre de prix dépasse le nombre d'élèves, eh bien, le premier repartait avec plus d'un cadeau.

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Cinquante ans auparavant, Montréal n'était pas une ville aussi cosmopolite qu'aujourd'hui. Un jour, je devais avoir quatre ou cinq ans, ma mère m'a emmené magasiner. Nous avons pris le tramway, je ne sais plus sur quelle rue. À l'intérieur, un Noir était assis. Il portait un uniforme rouge; il devait être portier pour un hôtel. Je le regardais avec insistance, sans doute fasciné, mais sûrement effrayé. Je me serrais contre ma mère. Les seuls Noirs que j'avais vus jusqu'alors se trémoussaient, vêtus de pagne, sur le rythme des tam-tam : c'était dans les films de Tarzan. Dans Villeray, on ne voyait jamais d'«étrangers». L'exotisme, c'étaient les quelques Italiens qui habitaient le quartier. Oui, il y avait aussi quelques Anglais, et des Grecs, en face de chez nous, mais en aucun cas leur peau ne trahissait leur origine.

Un matin, un Noir arriva à l'école, créant toute une commotion. On l'observait, mi-craintifs, mi-intéressés. Les Noirs, pour nous, c'étaient les lépreux d'Afrique. Devant l'émoi causé par le nouvel élève, M. Paré ne fit ni une ni deux : il convia l'école entière dans la grande salle et là, devant tous les élèves, il frotta le cou du jeune Noir avec sa main avant d'en exposer solennellement la paume. La démonstration ne pouvait être plus claire : la couleur de la peau du garçon ne déteignait pas. Le message, quant à lui, était plutôt ambigu : encore aujourd'hui, je n'ai toujours pas saisi ce que le principal voulait nous dire...

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Il ne s'agit là que de quelques réflexions initiales sur l'école que j'ai connue et aimée. Oui, aimée. Malgré les punitions corporelles, la rigidité de la discipline, le lourd couvert religieux, je trouvais mon bonheur dans cette institution qui nous préparait à devenir des hommes. Le sujet est vaste, aussi y reviendrai-je.

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