27 août 2007

Turbulences

Nous ne sommes jamais à l'abri des coups de coeur... et des douleurs qui, trop souvent, les accompagnent. Et des malheurs qu'ils provoquent, de la peine qu'ils suscitent. Et, aussi, des souvenirs merveilleux qu'ils nous laissent.

Je devais avoir 23 ou 24 ans quand la chose s'est produite. Mais elle était en gestation depuis un certain temps. Il y avait bien un an que j'avais remarqué cette belle enfant ou, plutôt, que cette belle enfant m'avait remarqué. Je revenais du boulot, en fin d'après-midi, et elle se tenait avec quelques copains devant la porte de l'immeuble où j'habitais alors. C'est là que, pour la première fois, j'ai constaté qu'elle m'observait avec, dans les yeux, un éclat qui ne pouvait être innocent. Elle était si jeune que je ne me suis pas arrêté à ce regard insistant. Je ne m'en suis même pas amusé, et il n'a pas flatté mon orgueil de mâle. Ce ne pouvait être sérieux. Une enfant...

Elle avait de très longs cheveux blonds, qui lui descendaient jusqu'au bas du dos. Ses lunettes lui donnaient une allure d'intellectuelle. Et sa petite mâchoire carrée ne la faisait ni laide ni belle. Je ne la regardais même pas, sinon par hasard. Pourtant, chaque fois que je la croisais, elle, elle me regardait. J'essayais de ne prêter aucune attention à ces regards qu'elle me jetait. Jamais je ne lui adressais la parole. Je comprenais qu'elle s'intéressait à moi, mais je n'avais aucune intention d'encourager ses sentiments. Il me semblait inconvenant qu'une aussi jeune fille puisse manifester de façon aussi ouverte son attirance pour ma personne, moi, un homme adulte. Elle, une enfant...

*

Je ne sais plus très bien comment l'affaire a commencé, et j'ignore par quel concours de circonstances elle a pu se retrouver chez moi. Avait-elle manoeuvré de façon à parvenir à ses fins ? Je n'en sais rien. Ce que je sais, cependant, c'est qu'un jour, mon épouse m'annonça que Carole, car c'était son nom, serait dorénavant notre gardienne d'enfants. Je n'avais aucune objection à formuler, ni aucun commentaire à faire. J'approuvai, car, je suppose, il devait en être ainsi. Carole devint alors une présence familière. Non seulement venait-elle fréquemment garder les enfants mais, en plus, elle passait de longs moments chez moi en compagnie de Christiane. Des amies, ni plus ni moins, malgré leur différence d'âge. Carole était une bonne fille, charmante, agréable et... amoureuse. Ça crevait les yeux. À un point tel que je me demandais souvent comment Christiane faisait pour ne pas s'en apercevoir. Mais je ne bronchais toujours pas. La situation me laissait indifférent, en quelque sorte. Carole n'était qu'une enfant...


Un jour, pourtant, la situation évolua. Carole fit couper ses longs cheveux, ce qui la transforma complètement. Du coup, elle parut beaucoup plus âgée. La petite fille s'était fondue dans un corps de jeune femme. Une alchimie diabolique! Cette transformation agit comme un philtre d'amour et me conduisit directement dans le filet qu'elle tendait pour me capturer. Maintenant, je la voyais, maintenant, je la regardais. Elle me troublait, profondément. Les regards que nous échangions étaient de plus en plus longs, pleins de sous-entendus et, j'oserais même dire, pleins de promesses. Lentement, mais sûrement, je succombais à son charme, fait de rires encore enfantins et de sourires dévastateurs.

Je sais, les faits ainsi relatés peuvent sembler sordides, mais c'est bien le dernier qualificatif que j'emploierais pour parler du sentiment qui se développait alors. Évidemment, j'étais conscient du danger qu'incarnait cette jolie personne, et je rougissais de la profondeur du désir qu'elle suscitait en mon être. Mais ce n'était déjà plus du désir, plutôt une passion, une folie, un amour, dans ce qu'il peut avoir de plus beau. Un amour que je refrénais, cependant : il ne pouvait vivre. Mais je ne parvenais plus à chasser l'image de Carole de mon esprit. Une fièvre, brûlante, me consumait. Et j'ai commencé à déraper.

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Un soir de décembre, Christiane et moi devions, chacun de notre côté, participer à la fête de Noël organisée par nos employeurs respectifs. Carole, bien entendu, vint garder les enfants. Alors que je me trouvais à Lachine, que la fête battait son plein, que j'avais un sérieux coup dans le nez, je décidai d'aller la retrouver chez moi. Une impulsion incontrôlable. Il faisait tempête à l'extérieur, j'étais ivre. J'empruntai l'autoroute. Je n'y voyais rien, si bien que j'enfilai accidentellement la mauvaise sortie. De façon complètement irresponsable, je reculai pour reprendre la bonne direction. Ce fut à cet instant que je compris que j'étais réellement en train de perdre les pédales.

Je gagnai mon domicile. Carole, manifestement, était ravie de me voir. Nous parlâmes de tout et de rien durant quelques minutes. Mais ce fut dans les yeux que tout se joua. Plus aucun faux-fuyant n'existait. J'étais là pour elle, elle le comprenait et s'en trouvait fortement émue. Il n'y avait aucun besoin de discourir sur ce qui, à cet instant précis, nous réunissait. Je l'aimais et elle m'aimait. Mais les choses n'allèrent pas plus loin ce soir-là : Christiane arriva. Elle fut bien surprise de me trouver à la maison. En bafouillant, je m'esquivai, et retournai à la fête à Lachine.

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Les semaines qui suivirent furent absolument délicieuses. Une espèce de complicité nous unissait, moi et Carole. Une complicité faite de sourires voilés, d'effleurements discrets, de regards enflammés. Puis vint une autre fête, au cégep Montmorency, organisée par la magasin La Baie de Laval. Carole était responsable du vestiaire. Je me fis une joie de lui prêter main-forte. J'avais de la difficulté à m'éloigner d'elle. Au cours de la soirée, Carole abandonna momentanément le vestiaire. Nous en profitâmes pour danser un slow, mais quel slow. Un souvenir que les années n'ont pu altérer. Jamais je n'avais serré si fortement une femme dans mes bras, et jamais on ne m'avait étreint avec une telle passion. Son parfum, inoubliable, s'est incrusté dans ma chair pour ne plus jamais l'abandonner. Même aujourd'hui, j'ai encore ce parfum dans ma peau. Je humais ses cheveux, je laissais mes mains découvrir ses courbes. Et je la serrais à l'étouffer, comme un dingue. Elle se moulait à mon corps. Il n'y avait plus de pudeur, plus de retenue. Une symbiose totale, deux êtres aimants, un univers réduit à ces notes de musique qui nous autorisaient une incroyable intimité. La folie me guettait.

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Après cette fête, les choses n'étaient plus les mêmes. La croisée des chemins : Carole ou Christiane. Mais ce ne pouvait être Carole, bien sûr, elle était mineure. Pourtant, ce devait être Carole ; un amour aussi absolu me tuerait s'il devait cesser, je le sentais. La vie continuait, apparemment normale, mais notre attachement était de plus en plus évident. Parfois, elle redevenait une petite fille. Elle pouvait sauter sur mon dos, comme un enfant, et même devant Christiane. Les gens que nous côtoyions alors nous regardaient étrangement. Jamais je n'avais été aussi mêlé dans ma petite tête. Je m'en ouvris à certaines personnes : je ne me souviens même plus des conseils qu'elles me prodiguèrent.

Un soir, Carole soupa à la maison. Comme deux adolescents, nous ne cessions de jouer du pied sous la table. L'impression que mon coeur allait déchirer ma poitrine. Quand Carole annonça qu'elle devait rentrer, je proposai de l'accompagner. Elle était si jeune, et je l'avais si souvent raccompagnée après qu'elle eut gardé les enfants. L'immeuble qu'elle habitait communiquait, par un couloir souterrain, à l'immeuble où se trouvait mon logement. C'est dans ce couloir que nous échangeâmes les plus brûlants baisers qu'on puisse imaginer ; c'est dans ce couloir qu'elle s'abandonna à mes mains brutales, avides de cette chair qui fleurait la passion la plus vive. Le temps n'existait plus, étourdis que nous étions à nous découvrir. C'est Christiane qui nous interrompit : le père de Carole s'inquiétait de ne pas la voir rentrer et avait téléphoné. Avions-nous honte d'être ainsi surpris? Je ne sais pas! Je crois que plus rien n'avait vraiment d'importance, sinon mon amour pour Carole.

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Quelques jours plus tard, je fixai rendez-vous à Carole, chez-moi, dans l'après-midi. Je quittai mon travail, prétendant être malade. Peut-être l'étais-je vraiment. Elle me rejoignit à la maison. Éperdus d'amour, nous nous enlaçâmes des heures durant. Elle me laissait explorer son corps, abandonnée à mes caresses. C'était déjà un adieu. Pour la première fois depuis longtemps, la raison l'emporta sur ma folie. Je ne pouvais aller jusqu'au dénouement ultime, même si Carole s'offrait à moi. Elle était trop jeune... Le deuxième grand regret de ma vie.

Christiane alla trouver Carole. Je ne sais pas ce qu'elle lui dit mais, ce soir-là, Carole m'annonça qu'elle ne pouvait plus me voir. Hébété, comme ivre, je rentrai chez moi. Christiane était déjà couchée. Je m'affalai sur le lit et là, pour la première fois de ma vie, je pleurai pour une femme. Je sanglotais, je frappais du poing sur le matelas, peut-être ai-je même crié. La douleur était si intense que je ne parvenais plus à me maîtriser. Christiane, alors, tendrement, m'a serré dans ses bras, comme elle l'aurait fait avec un enfant. Elle m'apaisa.

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Le jour où nous sommes déménagés, Carole est venue nous dire au revoir. C'est la dernière fois que je l'ai bien regardée. Comme elle était belle. Bizarrement, j'observais sa poitrine. Elle n'était plus une enfant. Elle avait soulevé une tempête dans mon petit monde, elle avait ravagé mon coeur, mais je ne lui en voulais pas. Elle n'était déjà plus qu'un mirage. Un mirage magnifique, oui, mais un mirage tout de même.

Je crois qu'elle est devenue infirmière. Je sais qu'elle a eu une fille et qu'elle a épousé un type qui venait de Gaspésie, je pense. Nous l'avons croisée quelques années plus tard, dans le métro. Nous avons échangé quelques mots, rapidement, puis elle est disparue dans le long couloir de la station Henri-Bourassa. Un mirage!

C'est étrange, mais la douleur immense que j'ai ressentie lorsque cette histoire s'est terminée n'a duré que l'instant d'un soupir... ou presque. La vie a repris son cours normal. Bien sûr, pendant quelques mois, j'ai nagé entre deux eaux. Le vent a soufflé, violemment, et, bientôt, a emporté les dernières images de Carole. Ce n'était pas grave, j'avais son parfum dans la peau, pour l'éternité.

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1 août 2007

Le cinéma

Le cinéma, c'est une longue histoire d'amour dans ma vie. Des films, j'en ai vu des milliers, de différents genres, selon les époques, selon l'air du temps. Et je suis bon public, depuis toujours. Mes goûts ont évolué au fil des ans, bien sûr, mais je voue un culte à certains réalisateurs, comme Lelouch (même s'il me déçoit un peu depuis quelques années), et à certains films, comme Les Parapluies de Cherbourg, que j'ai vu à une centaine de reprises et que j'ai certainement «écouté» au moins mille fois. Je peux chanter toutes les répliques, de la première à la dernière; je les connais par coeur. Je connais tous les personnages; quand je pense à eux, c'est comme si je pensais à de véritables personnes.

Cette histoire d'amour a commencé il y a longtemps. J'étais encore enfant, en fait. À la télévision, le vendredi soir, Radio-Canada présentait Cinéma international : on y voyait des longs métrages qui venaient de tous les horizons. Je me souviens de ce que disait l'annonceur qui présentait l'émission : «De Paris, de Londres, de Rome et de Hollywood, voici...» J'entends même encore le son de sa voix, une voix toute radio-canadienne. Mon acteur préféré alors que j'avais sept ou huit ans, c'était Eddie Constantine, un dur de dur, tombeur de ces dames. Oui, je l'aimais bien.

Il y avait aussi le cinéma du dimanche après-midi, dans le sous-sol de l'église. Une organisation qui s'appelait Tambour-Battant y présentait des films pour les jeunes. C'est là que j'ai connu Abbott et Costello et les frères Marx. C'est là que j'ai vu tous les Tarzan. Comme on a pu rêver d'être cet homme de la jungle, si sûr de lui, si magnanime envers tous ces pauvres Noirs tout juste bons à jouer du tam-tam et à se faire bouffer par les lions. Du délire!

Un peu plus tard, je me suis intéressé au Ciné-club du dimanche soir, toujours à Radio-Canada. Ce que j'ai pu en voir des films russes sous-titrés et des Bergman (Dieu ait son âme). Et je les appréciais, ces foutus films. Mon époque intello, quoi! Aujourd'hui, je suis plutôt paresseux, sur le plan cérébral. Je vais souvent vers la facilité. Et le cinéma a tellement changé. Je peux encore aimer Michel Simon dans Boudu, Raimu, Fernandel, Paul Meurisse et Pierre Brasseur, bien sûr, mais j'ai un fort penchant pour les acteurs plus «modernes», comme Lino Ventura, Patrick Dewaere et Gérard Depardieu.

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Je n'ai aucun souvenir du premier film que j'ai vu dans une vraie salle de cinéma. Peut-être était-ce un film où Glen Ford jouait le rôle d'un chevalier, au cinéma Villeray. Je me souviens bien, par contre, avoir vu Le jour le plus long, et Dieu que j'avais trouvé cela... long. Puis il y a eu l'époque du cinéma Viau, sur le boulevard des Laurentides, à Laval. Nous y allions tous les samedis, en matinée. Sauf un film mettant en vedette Brigitte Bardot, je ne me souviens d'aucun des films que j'ai pu voir à cet endroit. Nous nous y rendions en groupe : peut-être s'agissait-il davantage de parties de plaisir que de véritables séances de cinéma.

Bientôt sont arrivés des films plus marquants, comme Jaws, par exemple. La salle était si pleine que nous étions plusieurs spectateurs à être assis directement sur le plancher, chose inimaginable aujourd'hui. Même si je pouvais aimer ce genre de films, j'entretenais toujours une certaine flamme pour le cinéma d'auteur. Ainsi, j'avais vu Cris et chuchotement de Bergman en version originale, sous-titrée en anglais. Rien ne me rebutait!

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Un soir d'automne, en 1971, nous étions plusieurs à nous être rendus au cégep Bois-de-Boulogne pour y voir le Satyricon de Fellini. La rumeur portait ce film, qui était devenu une espèce d'objet de scandale. L'amphithéâtre était rempli, nous étions assis dans les premières rangées. À ma gauche, il y avait une jeune femme, Lisette Cabana. Il était bien plaisant d'être assis à ses côtés. Elle était agréable à regarder, et j'aimais discuter avec elle. Ce que je ne savais pas, cependant, c'est qu'elle était émotive, très émotive. Et que ses émotions s'exprimaient sans ambiguïté. Ce film de Fellini contient des scènes qui sont très dures, de nature à secouer les âmes sensibles, et c'est ce qu'était Lisette, une âme sensible. Bientôt, elle agrippa mon bras, pour ne plus le lâcher. Quand les choses se corsaient, elle enfonçait douloureusement ses ongles dans ma chair, et aux moments cruciaux du film, elle allait jusqu'à me frapper du poing, avec force. Tant et si bien que, nerveux, je me concentrais davantage sur ma compagne que sur le récit qui se déroulait sur l'écran. Je suis sorti de là avec une épaule endolorie et le bras marqué jusqu'au sang.

Je ne suis plus jamais retourné au cinéma avec Lisette.

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Des années plus tard, au cours des années quatre-vingt, le cinéma Papineau, qui était devenu un cinéma de répertoire, présentait Les 120 journées de Sodome, de Pier Paolo Pasolini, un autre film à la réputation sulfureuse mais qui, dans mon souvenir, dénonçait surtout la tyrannie et la cruauté humaine. Assis dans la salle, nous écoutions le film avec attention, au diapason du reste du public, composé, à n'en point douter, de cinéphiles. Il y avait là moi et Christiane, si je me souviens bien, et peut-être mon cousin Claude et son épouse, Francine, mais je n'en suis pas sûr. Quoi qu'il en soit, le propos du film créait une lourde atmosphère dans la salle. Soudain, alors que les scènes les plus cruelles se déroulaient sous nos yeux, les scènes où on brûle à la chandelle le bout des seins d'une jeune femme et le pénis d'un garçon, un rire. Un rire gras, tonitruant, un rire sans-gêne mais, surtout, un rire reconnaissable entre mille, du moins pour nous. Il émanait du frère de mon ami Gino, un garçon sympathique, certes, mais un garçon que, dans les circonstances, nous ne tenions pas à rencontrer. Je n'osais imaginer me faire apostropher par cet individu devant les gens présents, qui étaient bien près de huer l'importun. Sitôt que les premiers mots du générique apparurent à l'écran, nous nous précipitâmes à l'extérieur, question de ne pas nous faire voir en compagnie de cet amateur de cinéma au jugement pour le moins discutable. On a sa fierté...

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Une seule fois je me suis rendu voir le même film deux soirées consécutives. Il s'agissait de La grande bouffe, de Marco Ferreri. Ce film m'a tant marqué quand je l'ai vu que j'y suis retourné le lendemain en compagnie d'amis alléchés par la critique dithyrambique que j'avais faite de l'oeuvre de Ferreri. J'ai revu ce film à quelques reprises depuis; il a bien vieilli, je crois, et certaines scènes n'ont rien perdu de leur humour corrosif et de leur subversion. D'autres films m'ont aussi ému ou secoué. Je pense ici, entre autres, à Viva la muerte, d'Arabal, et à Orange mécanique, de Stanley Kubrick, qui ont su, chacun à leur manière, troubler la quiétude du bon peuple.

Aujourd'hui, mes goûts me portent plutôt vers des drames plus intimistes. Mais je ne dédaigne aucun genre, sinon tout ce qui est film d'action ou de science-fiction. Pas capable! L'âge, sans doute...

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