10 avril 2008

Histoire d'une passion

J'ai six ans. La fin de l'automne 1960 est plutôt froide, et je ne m'amuse guère dans la cour de récréation. Je n'ai qu'un souhait : retourner le plus rapidement possible en classe. Soudain, un camarade s'approche ; il se nomme Jean-Pierre Doré. Il me pose une question, une question dont la réponse allait fortement marquer le reste de mon existence : «Quelle est ton équipe de hockey préférée ?» Cette question me dérange. Je ne m'intéresse pas au hockey, mais je ne veux pas avoir l'air de celui qui ne connaît rien, et je ne veux pas non plus me ranger dans le troupeau des partisans des Canadiens. Je veux être original, quoi ! Me démarquer. Je lance alors, presque par bravade, «Boston !». Un grand rire fait écho à ma réponse. Puis un commentaire, cinglant : «Boston, y sont les plus poches de la ligne.»

Ça, je l'ignorais, mais qu'importe, le sort en était jeté. J'allais devenir le plus fidèle admirateur des Bruins de Boston, contre vents et marées.

*

Au début des années soixante, le hockey ne me semblait pas d'un grand attrait. Il faut dire que, dans la famille, nous nous couchions tôt, même la fin de semaine. Et le hockey, on ne pouvait le voir à la télévision que le samedi soir. La transmission du match commençait à 20 h 30, presque à la fin de la première période. Trop tard, la plupart du temps, pour que je puisse le regarder. Et puis mon père n'était pas un maniaque de ce sport. Il n'était pas du genre à vouloir que son fils s'abrutisse, comme un « vrai p'tit homme », à observer des joueurs incultes se frapper à qui mieux mieux.

Malgré tout, la réaction de mon camarade de classe m'avait laissé songeur. Pourquoi était-ce si drôle de prendre pour les Bruins de Boston ? J'ai vite compris : l'équipe croupissait dans les bas-fonds du classement de la Ligue nationale. Une vraie misère ! Appuyer cette équipe revenait donc à soutenir des perdants. Je pense que c'est à ce moment que j'ai commencé à aimer les faibles, les négligés, les loosers, comme on dit aujourd'hui. J'ai alors entrepris de suivre les activités de « mon » club. S'il perdait aujourd'hui, il gagnerait plus tard, pour sûr !

Il n'était pas facile d'aimer les Bruins. On ne manquait pas de m'agacer à cause de mon penchant pour cette équipe pitoyable. C'est que la nouvelle s'était vite répandue dans l'école. Mais les moqueries n'atténuaient pas l'ardeur que je mettais à défendre mes chers perdants. À l'époque, les gamins collectionnaient les bouchons des bouteilles de Coke car, sur leur face intérieure, on trouvait les figures des joueurs de hockey. Je n'eus pas beaucoup de difficulté à rassembler toute l'équipe de Boston : personne ne voulait de ses joueurs. À coup d'échanges, j'obtins rapidement tous les bouchons que je désirais.

Parallèlement à l'amour croissant que j'éprouvais pour les Bruins, une haine féroce des Canadiens de Montréal se développait en moi. Pourtant, cette équipe ne vivait pas des jours particulièrement heureux dans les années qui suivirent sa conquête des cinq coupes Stanley. Maurice Richard s'était retiré, le club avait perdu son âme. Mais, sans doute parce que j'habitais Montréal, les Canadiens représentaient pour moi les ennemis à abattre. Entouré d'admirateurs du bleu-blanc-rouge, je défendais le fort des Bruins, et je n'avais qu'un rêve : voir Boston piétiner Montréal.

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La décennie fut difficile. Année après année, Boston ne participait pas aux séries. Il n'y avait pourtant que six clubs dans la LNH. Mais je tenais le coup... et regardais de plus en plus de hockey. Un jour, Télé-Métropole se mit à diffuser des parties le mercredi soir. Il y avait donc maintenant deux matchs de hockey par semaine à la télévision. Nous n'étions plus tenus de n'écouter que René Lecavalier et le balbutiant Gilles Tremblay (qui, lentement mais sûrement, s'améliora, au point de devenir un excellent analyste).

Le fait que les Bruins ne « faisaient » jamais les séries avait ce curieux avantage qu'ils n'avaient pas à affronter les Canadiens. Quand, après huit ans de disette, ils se classèrent enfin, ce fut pour rencontrer l'équipe de Montréal, qui les balaya en quatre parties dès la première ronde. L'année suivante, en 1969, Montréal les battit une nouvelle fois, mais ce fut plus difficile : les Canadiens mirent six matchs à éliminer mes valeureux Bruins en demi-finale. Mais mon équipe s'améliorait et, surtout, comptait sur Bobby Orr, celui qui allait devenir le plus grand joueur de hockey de tous les temps. Et il y avait aussi Phil Esposito, Johnny Bucyk et toute une bande de joyeux lurons qui allaient transformer les Bruins en « Big Bad Bruins ». Une équipe talentueuse, et assez violente pour terroriser l'adversaire.

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L'année 1970 allait être celle de mon triomphe. Après dix ans d'attente, les Bruins, enfin, gagnèrent la coupe Stanley. Quatorze petit matchs leur avaient suffi pour éliminer New York, Chicago et Saint Louis. Je vécus alors de grandes émotions. Pour que mon bonheur fut complet, il manquait cependant une victime : Montréal. L'année suivante, Boston eut l'occasion de me combler, mais un mauvais sort les en empêcha : Montréal, défiant toutes les prédictions, parvint à éliminer mes Bruins en sept matchs. Nouvelle frustration. Boston remporta encore une fois la coupe en 1972, mais il n'eut pas à croiser le fer avec les Montréalais.

Les saisons qui venaient allaient être décevantes. Aussi bons qu'ils pouvaient être, les Bruins succombaient pourtant toujours devant les attaques des Canadiens. Chaque fois que les deux équipes s'affrontaient, le résultat était le même. Connaîtrais-je un jour la joie ultime de voir mon club vaincre les Canadiens qui, à mes yeux, étaient d'une grande médiocrité.

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J'ai attendu. Longtemps. Puis, un jour, la chose se produisit. Au printemps 1988, après une incroyable série de défaites contre Montréal qui avait commencé en 1943, Les Bruins éliminèrent les Canadiens. Et ils remirent ça en 1990, 1991, 1992 et 1994. Maintenant, ils pouvaient gagner de nouveau la coupe Stanley. Chaque victoire me procura un plaisir incommensurable. Je me demande même si je n'ai pas versé une larme... ou deux.

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Mon fils Benjamin aura bientôt trente-quatre ans. J'ai su lui transmettre mon amour pour les Bruins. Bien sûr, sa passion est des plus frustrantes : jamais encore il n'a eu la joie de voir les Bruins mettre la main sur le précieux trophée. Mais, en vrai partisan de Boston, il ne se décourage pas. Il sait, lui aussi, que les Bruins sont les meilleurs et qu'un jour, justice sera faite !

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