29 juin 2007

Robert

L’avantage de fréquenter une famille nombreuse comme les B., c’est que chacun a ses amis et relations, si bien que mille rencontres sont possibles. Des rencontres amicales, bien sûr, mais surtout des rencontres amoureuses. Il y avait tant de jolies filles dans notre petit cercle, à cette époque, qu’il ne s’avérait pas nécessaire d’avoir une vraie blonde. Au gré de nos humeurs, nous étions tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre. Évidemment, personne n’était à l’abri d’un coup de cœur : je me souviens de la cour effrénée que je menai auprès de Diane L. Cette cour ne fut en rien discrète ou subtile, mais elle aboutit à des résultats concluants; pour un temps, j’eus donc une blonde officielle.

Une douce euphorie baignait ces années. Tous, nous ressentions ce puissant sentiment de dominer le monde. Tout était facile, et nous n’en étions qu’à nos premiers pas dans la vie. Et des expériences excitantes nous attendaient, dont le passage au secondaire… et de nouvelles amitiés.

*

J’ai connu Robert en septembre 1967. Il n’avait pas encore douze ans et moi, j’avais fêté mon treizième anniversaire en juin. Je garde un souvenir impérissable du jour où nous nous sommes rencontrés. Nous commencions alors notre cours secondaire à l’école Saint-Jean, à Laval. Le premier jour de classe, pour je ne sais plus trop quelle raison, je me suis retrouvé au tableau, où je devais écrire les noms de différents élèves, dont celui de Robert; il s’est approché et m’a dit : «Robert C…, et écris mon nom comme il faut, sans ça, j’te casse la gueule!» Il faut savoir qu’à cette époque, Robert n’était pas bien grand : un petit blondinet qui n’impressionnait personne avec ses airs de faux dur. Je l’ai regardé, et j’ai ri. Lui aussi a ri : il ne représentait certainement pas une menace, et je pense qu’il le comprenait. Mais le sort en était jeté : comme on tombe amoureux, je crois qu’on « tombe ami ». Dès cet instant, j’ai su que j’avais un nouveau personnage dans ma vie, quelqu’un d’assez peu ordinaire. Et ce sentiment, je pense que Robert l’a aussi ressenti. Nous sommes rapidement devenus inséparables, à tout le moins à l’école. Et, incidemment, je connaissais la graphie de son nom.

Le début du secondaire a été une bonne période de notre vie. Et l’atmosphère était merveilleuse à Saint-Jean. Deux groupes tentaient de s’apprivoiser : les bums de Pont-Viau et les «fils de riches» de Duvernay. Car c’est ainsi que nous percevions la situation, née de préjugés, bien sûr, mais reposant aussi sur un fond de vérité : bums, nous l’étions, et nous le revendiquions; quant aux fils de riches, c’était une autre histoire. Une chose demeure, cependant : les deux groupes s’observaient et s’attiraient mutuellement. Certains voulaient s’encanailler, d’autres étaient séduits par un train de vie qu’ils ne connaissaient pas. La chimie résultant des interactions entre les deux groupes a cimenté nombre d’amitiés, et généré une douce folie qui allait pleinement s’exprimer l’année suivante.

Les gars de Pont-Viau, ceux de ma bande, étaient sans le sou, c’est entendu, mais non sans ressources : on faisait les quatre cents coups, on «piquait» ce dont on avait besoin ou envie, on magouillait à droite et à gauche, on se débrouillait avec les moyens du bord. Des bagarres, à l’occasion, mais jamais rien de bien sérieux. Ce côté garnement que j’affichais a certainement attiré Robert, qui désirait être à la hauteur de la réputation de son frère Daniel, déjà bien établie, côté «mauvais coups», à l’école. Mais, il faut le dire, il n’était encore qu’un enfant, à ce moment-là.

J’avais deux grands amis à cette époque, comme je l’ai déjà mentionné : les frères B., Gilles et Michel. Gilles était le plus vieux, le plus dur, le plus bagarreur, bref, le plus voyou. Michel, pour sa part, sans doute à cause de sa timidité et de son caractère effacé, jouait bien souvent le rôle de souffre-douleur dans notre petit groupe. Claude, mon cousin, joignait fréquemment notre trio. À ce noyau se greffaient d’autres « éléments » qui allaient et venaient, au gré des circonstances. Robert n’a pas immédiatement rallié notre bande. En effet, durant la première année, nos fréquentations étaient purement scolaires, nous ne nous voyions pas à l’extérieur de l’école, à quelques exceptions près, dont la fois, au printemps 1968, où je me suis fendu le crâne en chutant au mont Royal. Je suis sorti de l’hôpital la tête enturbannée, comme si je souffrais d’une fracture du crâne : l’effet était spectaculaire et m’a permis de sauter plusieurs cours de gymnastique. À cette époque, je me suis rendu une fois rue d’Ailleboust, mais je ne garde qu’un très vague souvenir de cette visite; je me souviens pourtant du chien, Prince. Et puis Robert était venu chez moi, rue Jubinville, un soir : mon père nous avait surpris à fumer (la cigarette, bien entendu). J’ai eu droit à un petit sermon après son départ. Je me rappelle aussi être allé avec Robert au Forum pour voir un spectacles des Ices Capades. Son père avait eu des billets, par le Journal de Montréal, je pense, où il travaillait alors. Il s’agit là de moments plutôt rares. Pour le reste, nous nous voyions à l’école. Même qu’à la fin de l’année scolaire, nous nous sommes laissés sans faire de projets quant à l’été qui venait. Je me souviens d’avoir rencontré Robert une fois au cours de l’été 1968 : il se promenait à bicyclette avec un camarade. Si je l’aimais beaucoup, je dois dire qu’à mes yeux, il me paraissait bien «jeune» (j’étais tellement vieux!) : il ne cadrait pas vraiment avec le reste de la «gang». Nous avions échangé un bref salut et chacun avait poursuivi son chemin. Robert allait souvent, par la suite, évoquer cette rencontre en insistant sur le fait que j’avais, à ce moment-là, l’air «bête». Tellement bête, en fait, qu’il n’avait pas amorcé la conversation, de crainte de se faire rabrouer. Peut-être avais-je l’air bête, effectivement, mais c’était le matin, et j’ai toujours eu une réputation terrible par rapport à mon humeur matinale.

La première année à l’école Saint-Jean fut merveilleuse à maints égards, et notre titulaire, M. Thibault, joua un grand rôle dans nos vies au moment où s’amorçait l’adolescence. Il y eut ces soupers de classe qui allaient créer l’esprit de corps qui unissait le groupe. Il y avait des gens merveilleux à découvrir. Je me souviens bien d’un dénommé Claude Viau. Ce garçon me séduisait par sa désinvolture, son aspect bohème, son sourire charmeur. Je lui prêtais nombre de qualités, et je pensais, sans trop savoir pourquoi, qu’il devait avoir un succès fou auprès des filles. Et puis, c’était un gars de Duvernay. Il y eut aussi la tragédie de Robert Lachapelle, un camarade de classe abattu par un policier : il se traîna jusque dans l’escalier de l’église Saint-Gilles, une balle en plein cœur, pour y mourir. La nouvelle eut évidemment l’effet d’une bombe dans la classe (et dans l’école), et je revois les professeurs jouer aux psychologues pour nous expliquer le drame, dont Lauzière, le professeur de mathématiques, qui nous enjoignait de ne pas juger notre camarade (Lachapelle avait été abattu alors qu’il quittait précipitamment une demeure où il était entré par effraction avec un comparse) : le pauvre, il ne comprenait pas qu’on se foutait des motifs (qui suscitaient d’ailleurs notre admiration plutôt que notre réprobation). Ce qui nous touchait vraiment, c’était qu’un flic avait descendu un de nos amis. La classe entière s’était rendue auprès de la dépouille, exposée, exceptionnellement, au regard des circonstances, en l’église même. Je revois sa mère, une grande blonde qui, malgré sa douleur, parvenait à nous remercier en souriant tristement.

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Notre relation allait connaître son plein épanouissement au cours de l’année scolaire 1968-1969, l’année de la fameuse 211-A. Je n’avais encore jamais connu de classe aussi folle, et je n’en connaîtrais plus d’autres semblables, d’ailleurs. Robert et moi sommes alors devenus inséparables, jouissant pleinement de la turbulence ambiante. Tout était bien dans cette classe, et le groupe constituait un exemple tout à fait remarquable de solidarité dans la connerie. Ce fut vraiment une année de rêve : nous allions nous amuser, des années durant, à nous remémorer nos frasques et nos coups pendables. Côté amitié, cette année-là fut, je crois, déterminante pour moi et Robert. C’était à celui qui serait le plus fou, le plus téméraire; aucune limite ne venait freiner notre audace. Nous nous sommes véritablement «soudés» à ce moment-là. Dans la classe, ce n’était plus de la folie, mais bien de la démence. Notre titulaire se nommait Victorin Perron : il tint le coup. Les autres professeurs s’en tirèrent beaucoup plus mal. M. Lewis, entre autres, notre professeur d’anglais, a carrément perdu les pédales. La situation devint à ce point grave qu’il y eut une rencontre spéciale des parents; je ne me souviens pas que cette réunion ait eu quelque effet sur notre comportement.

Notre classe se trouvait au rez-de-chaussée, alors que tous les autres groupes de huitième et neuvième année étaient à l’étage. Nous nous situions donc au niveau des «grands» et, surtout, au niveau des filles du cours qu’on appelait alors «commercial». La situation était bien plaisante. Il faut dire que les filles comptait pour une grande part dans nos préoccupations.

Évidemment, le début de l’adolescence constitue une période où la pensée magique fonctionne à plein régime. Tout nous semblait possible, tout nous paraissait réalisable; rien, apparemment, ne pourrait nous résister. Nous échafaudions les projets que nous voulions, nous foutant de savoir si oui ou non nous les réaliserions. L’important, c’était de «carburer», et Dieu sait si nous carburions! Robert était le plus fou, le champion de la connerie; il se bâtissait une réputation auquel nul ne pouvait prétendre. On l’admirait ou on le craignait, personne ne savait où mènerait sa démesure. Il était extrêmement valorisant, dans cette perspective, d’être son meilleur ami; j’en étais fier, je dois le dire. Par contre, je sentais bien que l’ouragan Robert masquait une grande vulnérabilité et un immense désir de plaire : il quêtait mon approbation, et nombre de ses coups d’éclat n’avaient d’autre but que celui de m’épater. Nous formions vraiment une paire d’amis, de vrais amis : nous nous complétions. De la façon dont je perçois et comprends les choses, je pourrais dire que j’étais l’élément qui tempérait les élans trop déments du duo, alors que Robert était celui qui pouvait nous emmener en orbite.

Un autre facteur qui a concouru à créer notre «union» fut évidemment les filles. Robert mentionnait souvent qu’il avait eu une blonde, qui se nommait Ginette Moran (je ne sais si j'orthographie bien son nom). Pour ma part, je connaissais toute une flopée de jeunes filles, dont Diane B. et ses copines, Céline Smith, et d’autres encore. Robert venait parfois à Pont-Viau se mêler à la racaille; rencontrer ces jeunes personnes l’excitait beaucoup. Mais, à cette époque-là, nos relations extrascolaires n’étaient pas encore soutenues. Aussi nos confidences devaient-elles contenir une bonne part de vantardises ou de pures inventions. J’avais cependant une blonde «régulière» au cours de l’automne 1968 : Diane. Notre histoire devait se terminer avant Noël.

Plus le temps passait, plus nous étions inséparables. De fréquentes, nos relations allaient bientôt devenir quotidiennes. Quatre personnes formaient le noyau dur de notre groupe : moi, Robert, Michel B. et Claude N., mon cousin. Gilles gravitait encore autour de nous, mais ses préoccupations quant à l’argent et aux « chars » le portaient ailleurs. Sans doute pourrais-je écrire des centaines de pages sur nos innombrables frasques, mais ce n’est pas mon intention. Il faut quand même dire que ce fut une période fébrile, pleine d’expérimentations, ouverte sur un avenir prometteur.

En ce sens, l’année 1970 s’avérerait capitale.

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24 juin 2007

Vancouver

Nos premiers pas dans Vancouver se firent dans l’allégresse d’une liberté que jamais encore nous n’avions connue. À 16 ans, sans aucune contrainte, nous pouvions errer dans cette ville qui, dès les premiers instants, nous charma par ses attraits. Nous avions tout à découvrir.

Sitôt sorti de la gare, je vis les autobus électriques qui, à cette époque, roulaient encore dans les rues de Vancouver. J’en fus étonné et ravi. Il y avait déjà quelques années que ces autobus avaient disparu du paysage montréalais, avec leurs longues tiges qui rejoignaient l’enchevêtrement des fils qui quadrillaient le ciel. Les redécouvrir me réchauffait le cœur. Et puis il y avait ces Chinois, partout. Et c’est dans une minuscule épicerie tenue par une Chinoise que nous nous procurâmes de quoi faire notre premier repas en sol britanno-colombien.

Et il y avait surtout cette ambiance tout à fait particulière qui régnait à cette époque dans la ville, la San Francisco du Nord, où échouait toute une jeunesse en quête d’un monde meilleur, animée d’idéaux dont l’utopie tenait sans doute plus aux doux effluves de la marijuana qu’à une saine compréhension de l’univers. C’était absolument merveilleux.

Mais il y avait aussi la réalité, et les plates contingences de la vie. Portés par une pensée magique qui nous avait fait croire que tous les problèmes s’aplaniraient du seul fait que nous désirions qu’il en soit ainsi, nous croyions certainement qu’il serait facile de trouver un gîte où nous réfugier. Tant d’histoires couraient sur Vancouver. Des jeunes que nous avions rencontrés nous avaient dirigés vers Kool-Aid, un organisme qui s’occupait des ados qui traînaient dans les rues vancouvéroises. Rien d’intéressant pour nous à cet endroit. Puis nous parlâmes à quelques autres personnes, mais aucune n’avait de solutions concrètes à nous proposer.

Comme la nuit tombait, nos illusions perdirent de leur éclat, et une certaine inquiétude vint troubler nos jeunes cœurs. Christiane, d’ailleurs, versa quelques larmes. Devions-nous nous résigner à passer cette première nuit à Vancouver à l’extérieur? À dormir à la belle étoile? Cette perspective n’était guère attrayante et, je dois le dire, une certaine angoisse nous habitait. C’est alors que nous vîmes une jeune homme que nous avions aperçu plus tôt dans la journée. Il travaillait à la réfection de la façade d’une maison. Peut-être habitait-il là? Peut-être pourrait-il nous héberger? Notre dernier recours! Nous nous approchâmes pour lui demander l’hospitalité. Il était fort sympathique et, après nous avoir écoutés, nous pria d’attendre quelques minutes : il devait consulter des gens à l’intérieur de la maison. Il revint bientôt, porteur d’une bonne nouvelle : nous pouvions dormir là.

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Nous sommes ainsi entrés au sein d’une «famille» typique de la côte Ouest de l’ère hippie. Ils vivaient à cinq dans cette maison. Quatre venaient de la petite ville de Woodstock, en Ontario, l’autre, de Winnipeg. Il y avait Rea Van Hees, celle qui semblait être l’âme dirigeante du groupe, Jeff, le garçon qui nous avait accueillis, John, qui tenait davantage du motard que du hippie, et un garçon dont le nom m’échappe (je crois qu’il s’appelait Dave). Le quintette était complété par une jeune fille d’origine hongroise, Mariette Domokos.

Ils nous reçurent avec une belle générosité. Et dès le lendemain, il fut entendu que nous pouvions rester avec eux aussi longtemps que nous le désirions. Moi et Christiane étions aux anges. Nous n’avions plus à penser à trouver un toit. Dès lors, nous explorâmes Vancouver avec ravissement. Évidemment, il fallait songer, quotidiennement, à trouver de quoi nous nourrir, mais personne ne semblait réellement s’en faire avec cette question bien prosaïque. Le matin, John et Dave sortaient et rapportaient des œufs et d’autres vivres qu’ils avaient dénichés Dieu sait où. J’imagine qu’ils volaient ces denrées. Quand, au hasard des jours, l'un de nous recevait de l’argent, c’était la fête. Nous organisions alors une grande bouffe où l’alcool coulait à flots. J’ai mangé des choses innommables en ce lieu. Notamment des saucisses hot-dog cuites dans du vin. Inoubliable!

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Il n’y avait presque pas de meubles dans cette maison. Une petite table dans la cuisine, quelques chaises dépareillées, un vieux frigo et un four d’une autre époque. Si nous décidions de manger tous ensemble, une porte de chambre déposée sur des briques servait de table. On s’asseyait à l’indienne tout autour, à même le sol, et on mangeait avec appétit le plat qu’un de nous avait concocté.

Tout le monde couchait dans la même pièce, une petite chambre au sous-sol où des matelas avaient été alignés pour former un immense lit. Cette convivialité, à mes yeux, possédait un grand charme. Nous évoluions vraiment dans l’esprit de communauté qui caractérisait cette époque un peu folle : tous pour un, un pour tous! Cette belle solidarité, ce partage intégral des ressources convenaient parfaitement à ma façon de voir les choses.

Je dormais entre Christiane et Mariette. Une nuit, sans doute éveillé par un mauvais rêve, je me suis pressé contre Christiane et je l’ai enlacée, pour bientôt la caresser. Dans un demi-sommeil, je laissais ma main explorer son corps. Mais quelque chose clochait. Soudain, je me suis aperçu que ma main pétrissait un sein que je ne connaissais pas. Du coup, soudainement tout à fait réveillé, j’ai compris que c’était à Mariette plutôt qu’à Christiane que je prodiguais des douceurs. J’étais confus, mais ma méprise n’avait apparemment pas troublé cette jeune personne, qui s’était laissée peloter sans protester. L’esprit du temps…

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Nous sommes finalement restés un mois avec cette joyeuse bande, avant de revenir à Montréal. Après notre retour, nous avons correspondu quelque temps avec Rea et Jeff qui, eux aussi, avaient regagné leur ville d’origine. Je ne garde que de bons souvenirs de mon premier séjour à Vancouver. Nous y avons vécu des moments exceptionnels. Et j’y ai appris que la faim peut mener à des expériences gastronomiques bien particulières…

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22 juin 2007

Mouvement

Ma famille ne vivait pas dans l'opulence, c'est le moins qu'on puisse dire. Nous n'étions pas pauvres pour autant. Une maison à Montréal, un chalet dans les Laurentides, et nous mangions à notre faim. C'est juste que, de l'argent, nous n'en avions pas vraiment. Bien sûr, parfois on héritait de cinq sous et, au début des années soixante, cinq sous, ce n'était pas rien, pour un enfant : ils se transformaient en un petit sac de chips, en une quantité impressionnante de bonbons ou en un cornet à une boule, par exemple. Il pouvait aussi arriver que grand-papa nous glisse un dix sous dans la main. Le nirvana ! Avec cette petite pièce, on accédait à des délices rares : tartelettes Stuart, Mae West, Black Beauty et Cherry Blossom, entre autres. Quant aux vingt-cinq sous, on n'en voyait jamais la couleur, pour ainsi dire. Bref, nous ne manquions de rien, mais aucun superflu ne venait enjoliver le tableau.


Dans ces conditions, il n'était pas question d'entreprendre de longs périples familiaux. Les seuls déplacements que nous effectuions nous menaient de Montréal à Nominingue, et vice-versa. Il y eut aussi, à quelques reprises, des virées à Ottawa, où habitait ma marraine. C'était habituellement l'affaire d'une journée. En de rares occasions, papa nous emmenait en des lieux aussi «exotiques» que Mont-Laurier et Maniwaki. Mais il ne pouvait être question de véritables voyages, nous n'en avions pas les moyens.

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J'étais âgé de 16 ans quand j'ai fait mon premier vrai voyage. Une fugue en compagnie de ma future. Nous avons pris le train à la gare Centrale de Montréal, une fin d'après-midi de septembre. Le quai était sombre et lugubre, et c'est le coeur serré que nous nous sommes installés à nos places : dans nos petites têtes d'adolescents perdus, nous croyions partir pour longtemps, sinon pour toujours. Mais l'expérience était nouvelle pour moi, aussi l’excitation remplaça-t-elle rapidement la tristesse.

La longue traversée de l’Ontario paraîtrait ennuyante à quiconque. Pour moi, elle avait tout de l’aventure. Les interminables forêts ontariennes s’ouvraient, çà et là, sur de petits villages amérindiens complètement isolés que j’observais avec fascination. À un endroit, nous avons même embarqué une tombe, avec un mort à l’intérieur : apparemment, le train était le seul moyen de quitter le village.

À l’arrivée à Winnipeg, je me suis précipité à l’extérieur de la gare pour fouler les trottoirs de la ville. Pensez, c’était la première fois que je me trouvais aussi loin de la maison familiale. Le train n’y faisait qu’un bref arrêt de trente minutes, je n’eus donc pas vraiment le temps d’arpenter les rues de cette ville. J’étais néanmoins heureux d’y avoir mis les pieds. Et puis, Winnipeg, c’est la porte d’entrée des Prairies : les immenses plaines, pour qui les contemple une première fois, laissent un impérissable souvenir. Les silos de bois, mille fois observés sur des photos, se tenaient là, devant mes yeux, vestiges d’un passé qui, rapidement, s’étiolait. Je pense qu’il ne reste plus aucun de ces silos, aujourd’hui.

Les Rocheuses succèdent aux plaines et offrent de spectaculaires perspectives aux voyageurs. Je n’ai jamais revu de paysages aussi saisissants, même dans les Alpes. À maints endroits, le train suivait une voie construite à flanc de montagne; notre regard plongeait alors dans des gorges si profondes que des frissons nous venaient. Puis il empruntait de longs tunnels pour soudain déboucher dans un jour aveuglant. Nous découvrions avec ravissement cette géographie extraordinaire.

Puis, après trois jours et trois nuits, Vancouver se profile à l’horizon. Le voyage dans le Transcontinental tire à sa fin. On nous permettait, dans le dernier segment de cet interminable trajet, de nous tenir sur d’étroites passerelles entre deux wagons. Nous pouvions encore respirer l’air frais des montagnes que nous venions de quitter et contempler la ville au loin : une image inoubliable. C’est sans doute à ce moment précis que je suis vraiment devenu amoureux du Canada.

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20 juin 2007

Michel, Gilles et compagnie

Michel
Michel fut mon premier ami, si on peut dire. Un premier véritable ami, celui avec qui on fait les 400 coups, celui avec qui on rencontre ses premières «vraies» blondes, celui avec qui on refait le monde et on imagine ce que sera notre vie. Celui qui, d’une certaine façon, nous épate et que, en d’autres circonstances, on impressionne.

Michel a longtemps été un ami précieux, pour diverses raisons. On l’appelait «Monk», je ne sais plus pourquoi. Peut-être devinait-on en lui une certaine pudeur, et même une certaine pudibonderie, une retenue dont il ne se départait jamais… enfin, presque jamais. C’est qu’il était imprévisible, le Michel. Ainsi, il ne buvait pas d’alcool. Nous pouvions nous éclater dans les fêtes, lui, il restait sobre. Jamais une bière, jamais un verre. Jusqu’au soir où, sans avertissement, il a pris une cuite invraisemblable. Dans mon premier appartement. Noël était proche, c’est peut-être ce qui l’a inspiré. Il a brisé toutes les boules de l’arbre patiemment dressé, il a fracassé un bon nombre de verres, puis il s’est écroulé. Ça, c’était Michel.

C’est lui qui m’a appris mes premiers accords de guitare. Et c’est avec lui que j’ai joué mes premières parties de billard. Ensemble, nous avons imaginé des tours pendables. Par exemple, nous avions gratté le soufre de centaines de têtes d’allumettes (son père travaillait à l’ancien hôtel Windsor et en ramenait des quantités industrielles) et fait un tas de tout ce soufre. Nous l’avions déposé sur une petite table dans le sous-sol, recouvert d’un quelconque linge, et nous attendions notre victime. Ce fut sa mère. Elle balayait le plancher et nous faisait dos. Nous avons jeté une allumette sur le tas de soufre. Il a brûlé en une seconde en faisant un drôle de «pouf» étouffé et, surtout, en dégageant une odeur épouvantable. Sa mère s’est retournée d’un bond, interdite, incapable de comprendre ce qu’il venait de se produire.

Et il y a eu cette fois où nous avons fait exploser un énorme pétard dans la douche de tôle du sous-sol. Le bruit que cela a fait a dépassé toutes nos espérances. Le problème, c’est que la mère de Michel était au téléphone avec son père : ils ont vraiment cru, pendant quelques secondes, que la maison s’écroulait. Et puis cette autre fois où, histoire de nous divertir, nous avons allumé un feu dans la cour arrière. Rien de bien terrible jusqu’à ce qu’on ait l’idée de jeter une cannette d’essence à briquet «presque vide» dans le feu, juste «pour voir». Et on a vu! Quand la cannette a sauté, une flamme plus haute que la maison est apparue. Madame B., qui se trouvait dans la cuisine, en a été quitte pour une autre frayeur qu’elle n’était pas près d’oublier. Chère Madame B.

Oui, Michel était vraiment un bon ami. Et je croyais que ce serait pour la vie. J’en ai même fait le parrain de mon deuxième garçon. Mais il était imprévisible, je l’ai déjà dit. Et, d’une certaine façon, très peu fiable. On lui pardonnait tout, cependant. «C’est un B.», disait-on, comme si l’appartenance à cette famille pouvait excuser tous les écarts. Ainsi, à une jeune fille à laquelle j’avais fait une cour empressée, il fit l’amour sans autrement s’inquiéter des sentiments que je pourrais ressentir. Et il n’a pas hésité à m’abandonner à Vancouver, seul et sans le sou : un voyage où nous nous sommes bien amusés, mais où nous avons eu aussi un peu faim. Je ne lui en ai pas voulu puisque, d’une certaine façon, son départ m’a fait vivre des expériences que je n’aurais pas connues en sa présence.

Mais il pouvait aussi être un compagnon très apprécié. Dans les heures sombres qui ont parfois noirci mon existence, il était là. Dans les moments de grande détresse, il savait me protéger de moi-même. Et s’il manquait d’idées, il ne se faisait pas prier pour accepter les miennes, d’idées, et me suivre dans des équipées aussi folles que puériles.

Un jour de printemps, ce devait être en 1977, il m’aidait à peindre les murs de mon appartement. À la fin de l’après-midi, il est parti en me disant qu’il allait souper. Je ne le reverrais plus pendant plusieurs années. Imprévisible qu’il était, je l’ai dit.

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Gilles
Gilles, le frère de Michel, avait un an de plus que moi. Il était bien différent de son frère. Entreprenant, gouailleur, frondeur même, il avait tout du petit voyou, ne dédaignait pas la bagarre, la cherchait parfois. Un bon compagnon quand il s’agissait de mettre en application ce que nous appelions alors des «plans de nègre». Aussi peu fiable que Michel, il était peu recommandé de se confier à lui. Son plaisir : mettre les autres dans l’embarras. Je me souviens qu’il m’avait volé un cahier dans lequel j’écrivais des poèmes adressés, secrètement, à une jeune fille qui ne me laissait pas indifférent. La joie qu’il a eue à le lui montrer, le foutu cahier…

Il avait cependant une grande qualité : rien ne lui faisait peur. Un bon garde du corps. Au moins deux fois je l’ai vu mettre en déroute de jeunes «durs» qui pensaient nous impressionner par leur nombre. Son secret : frapper le premier. Il n’y a rien comme un bon coup de poing pour disperser de faux braves. On pouvait aussi compter sur lui quand il s’agissait de faire une chose qui sortait de l’ordinaire. C’est en sa compagnie que j’ai passé mes premières nuits sur la route, à faire de l’auto-stop. Et il m’a appris à voler des batteries d’automobiles, et des cigarettes dans les automobiles. On s’amusait bien, oui.

Il avait aussi un vilain défaut : il cherchait toujours à impressionner les filles. Il suffisait qu’une demoiselle se pointe à l’horizon pour que sa personnalité change. Il devenait arrogant, nous traitait de haut et allait même, parfois, jusqu’à nous frapper. On lui pardonnait, c’était un B. Les choses ne se sont pas arrangées quand il s’est sérieusement entichée d’une jeune fille qui habitait sur sa rue : Rosanne. Il allait nous en faire voir de toutes les couleurs, avec sa Rosanne. J’y reviendrai peut-être.

Je dois cependant rendre à César ce qui appartient à César. C’est Gilles qui, après un incident sans gravité qui m’empoisonnait la vie et qui m’avait éloigné de la famille B., a renoué des liens qui s’étaient rompus. Un jour, stupidement, j’ai volontairement brisé un 45 tours qui, croyais-je, appartenait à Serge, un des B., plus vieux que nous, que nous surnommions méchamment Elvis à cause de sa prétention à vouloir chanter au sein d’un groupe minable. Mais le disque ne lui appartenait pas, il appartenait plutôt à un dénommé Normand Lapointe. Serge se mit alors à me harceler pour que je remplace le fameux disque, ce que je n’avais pas l’intention de faire. Les choses ont empiré, le harcèlement devenait plus sérieux, si bien que j’ai cessé d’aller chez les B. J’ai donc passé l’été chez moi, à lire, essentiellement. Puis, un soir, comme ça, Gilles est venu à la maison. Nous nous sommes installés au sous-sol et avons beaucoup parlé. Gilles avait apporté un disque (un autre titre que celui que j’avais brisé) pour me le faire entendre, une chanson que j’écoute encore souvent aujourd’hui : A Whiter shade of pale, de Procol Harum.

Il m’avait ouvert la porte, je m’y suis engouffré. Quant à l’histoire du disque brisé, elle a fini en queue de poisson. Serge, bizarrement, semblait heureux de me revoir, même s’il m’asticotait à l’occasion à propos du disque, mais il n’y avait plus de virulence dans son comportement. Pour ce qui est de Normand Lapointe, le pauvre garçon est décédé quelques mois plus tard, foudroyé par un cancer au cerveau; ce devait clore définitivement cette pénible saga.

La dernière fois que j’ai vu Gilles, c’était le lendemain de son mariage. Nous étions quatre ou cinq à nous être rendus chez lui pour célébrer. Avant même qu’il n’ouvre la porte, nous les entendions s’engueuler, lui et sa douce moitié; c’était du B. tout craché. Nous ne sommes même pas entrés, la nouvelle épouse ne paraissant pas du tout enchantée par notre arrivée.

Je sais que Gilles est aujourd’hui confiné à un fauteuil roulant, miné par la maladie. Il me vient parfois des envies de le visiter, mais je n’ose pas. Le passé n’a peut-être aucune importance pour lui.

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Diane
Parmi les sœurs de Michel, il y avait la belle Diane, une jeune fille que la nature n’avait pas oubliée, côté appas. Ma venue dans cette famille attisa rapidement sa curiosité, et éveilla en moi des désirs peu avouables. C’est qu’elle était mignonne, bien tournée et, à sa manière, peu farouche. Tous les prétextes lui étaient bons pour descendre au sous-sol, là où nous nous tenions. Ses frères la rabrouaient constamment, attitude que je déplorais, compte tenu du joli spectacle qu’elle offrait. Il faut dire que, bien souvent, elle ne portait qu’une chemise de nuit et ne s’habillait que si elle avait à sortir. Et si le «hasard» faisait qu’elle devait se pencher devant moi, je ne détournais pas les yeux. Et quand elle remarquait la direction de mon regard, elle ne manquait pas de protester, avec ce sourire particulier qu’ont les femmes qui disent le contraire de ce qu’elles pensent. Oui, Diane était une aguicheuse, une «agace-pissette» comme nous disions à l’époque, vulgairement.

J’en ai rêvé, mais bien inutilement. Elle ne faisait rien pour me décourager, mais ne cédait jamais à mes avances. Bien sûr, de furtifs baisers ont été échangés, de brèves caresses ont ponctué nos rencontres, mais rien de bien sérieux ne découlait jamais de nos rapports. Elle pouvait aussi bien s’amuser à me torturer en faisant l’intéressante devant d’autres garçons que se montrer câline à mon endroit quand l’envie l’en prenait.

Je ne suis jamais «sorti» officiellement avec Diane. Mais il me reste un souvenir d’elle qui est bien peu glorieux. Si peu glorieux, en fait, que je devrais en rougir. Nous étions alors de jeunes adultes. Elle habitait chez un ami commun. J’allais souvent chez cet ami, et mon épouse voyait d’un mauvais œil cette assiduité. Sans doute Diane était-elle pour quelque chose dans mes fréquentes visites chez cet ami, mais je n’entreprenais jamais rien qui puisse être condamnable. Un soir, pourtant, la situation allait se compliquer. J’avais accompagné mon épouse à l’hôpital, où elle devait passer la nuit avant de subir une césarienne, le lendemain. Avant que je ne la quitte, elle me fit promettre de rentrer directement à la maison. Sur mon honneur, je jurai. Je ne sais quel démon s’empara alors de moi, mais je pris une autre direction que celle de mon domicile, et j’aboutis chez mon ami.

J’y passai une des plus étranges nuits que j’aie connues. À un certain moment, Diane m’invita à dormir avec elle, en «ami». Il n’y avait aucun lit de disponible pour ma carcasse. J’acceptai. Ses intentions n’étaient pas claire, ni les miennes. Et puis il y avait l’ombre de mon épouse hospitalisée qui planait au-dessus de nos têtes. Diane dormait dans un lit simple, aussi étions-nous fort à l’étroit, nos deux corps se touchant. Je dois le dire, je la désirais ardemment, mais une grande culpabilité m’habitait. Nous n’avons pas dormi de la nuit. Après quelques heures de retenue, je lui ai doucement caressé les cheveux, puis peut-être l’épaule et la hanche. Vers cinq heures du matin, elle a pris une douche puis est revenue se blottir contre moi. L’invite ne pouvait être plus évidente. Dans un dernier sursaut de dignité, je me suis levé et ai quitté ce lieu qui appelait le péché. Je n’étais pas fier de ma conduite mais, finalement, je n’avais rien fait de répréhensible. Du moins, c’est ce que je me disais.

C’est là un autre grand regret dans ma vie. Jamais l’occasion ne s’est représentée de mieux «connaître» Diane. Je l’ai revue à quelques reprises, mais jamais nous n’avons évoqué cette drôle de nuit. A-t-elle été déçue par mon comportement? C’est bien possible. Peut-être fut-ce la seule fois où elle était prête à s’offrir à moi, et j’ai laissé filer ma chance.

Quoi qu’il en soit, je suis retourné à l’hôpital, auprès de la future maman de mon troisième fils. Et alors que j’attendais le résultat de l’opération, je me suis profondément endormi. Le médecin qui m'a réveillé pour m’annoncer la naissance de mon fils fut étonné de me trouver si peu nerveux. Je ne pus que lui faire un petit sourire gêné.

*

J’ai revu Michel en de rares occasions, notamment lors d’une réunion d’anciens. Il avait tellement changé que tous s’étonnèrent d’avoir pu, un jour, le fréquenter. Mais la vie a de ces bizarreries qu’il est difficile d’expliquer : je l’ai rencontré trois fois par hasard, à Montréal. Trois fois! Combien de fois, dans une vie, peut-on rencontrer une personne par hasard? À l'une de ces rencontres, je l’ai invité à prendre un café chez moi. En homme d’affaires qu’il était devenu, il me tint un discours tout ce qu’il y avait de plus convenu. À certains de ces petits sourires gênés, cependant, je compris qu’il y avait toujours, sous la carapace, de ce Michel que j’avais connu.

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16 juin 2007

Aparté : mononc' Maurice

À l'époque où nous vivions à Montréal, nous habitions au-dessus de notre tante Bado et de notre oncle Maurice. De plus, à Nominingue, les chalets des deux familles étaient construits sur des terrains adjacents. Nous avons donc vécu fort longtemps à proximité de mononc' Maurice.

Quand j'étais enfant, mon oncle m'apparaissait comme un personnage bien austère. Grand amateur de «liqueur», comme on disait, il a certainement compté pour beaucoup dans les profits des entreprises Kik Cola et Pepsi. Mais jamais il ne buvait d'alcool. Peut-être, dans les grandes occasions, a-t-il trempé ses lèvres dans un verre de vin, mais je n'en suis pas sûr. Mais il fumait. La plupart du temps, il roulait ses cigarettes, avec une dextérité remarquable; si je ne m'abuse, il parvenait même à rouler d'une seule main. Il fumait du tabac British Consol; j'ignore si cette marque existe toujours.

Mon oncle me semblait bien sévère. Il n'était pas du genre à rire aux éclats, ni à longuement bavarder. Et il faisait souvent de drôles de remarques que je ne comprenais pas, affichant alors un sourire en coin. Ma tante me disait de ne pas m'en faire : ton oncle est un pince-sans-rire, affirmait-elle, et il aime bien rire dans sa barbe. Je comprenais encore moins : mon oncle n'avait pas de barbe, et j'aurais été bien en peine de dire ce que signifiait le mot pince-sans-rire. J'imagine que j'acquiesçais, bêtement, avant de retourner à mes jeux.

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Un jour, lors d'une campagne électorale, moi et mon cousin Claude, fils de Maurice, nous amusions à lire les listes électorales qu'on agrafait sur les poteaux de téléphone. À côté du nom des électeurs, on inscrivait leur métier ou profession. C'est ainsi que j'appris que mon oncle Maurice était «Opérateur». Tout un émoi : j'ignorais que mon oncle était médecin. Dans mon esprit, un opérateur était une personne qui opérait les gens. Je fus fort impressionné par cette révélation. Et ce n'est que quelques jours plus tard, après en avoir parlé à mes parents, que je compris qu'un opérateur n'était pas un chirurgien. Cela n'affecta en rien l'estime que je pouvais porter à mon oncle.

À vrai dire, mon oncle était un brave ouvrier, comme mon père, qui se prénomme aussi Maurice. Il travaillait dans une entreprise de fabrication de meubles en métal, je crois. Et le soir, quand le beau temps arrivait, il faisait des travaux de terrassement pour la Commission scolaire de Montréal. En ce temps-là, il faut le dire, on travaillait dur, et on ne se plaignait pas. Les hommes partaient tôt le matin et ne revenaient qu'à la toute fin de l'après-midi. Mon père, par exemple, revenait à la maison vers dix-huit heures. J'allais souvent l'attendre à l'arrêt d'autobus, au coin de Saint-Denis et Gounod. Il était relieur dans une compagnie de la rue de la Montagne (Crites and Riddles, si mes souvenirs sont bons). Et le jeudi soir, le vendredi soir et le samedi, il se transformait en vendeur chez Sauvé Frères, une mercerie installée sur la rue Saint-Hubert. De plus, il lui arrivait de donner un coup de main à mon oncle dans ses travaux de terrassement. Comme on peut le voir, on ne réchignait pas à l'ouvrage, à cette époque. Tout était bon pour quelques sous.

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Un soir d'été, j'étais seul à la maison avec mon père. J'ignore ce que je faisais à la maison, la raison de ma présence à Montréal. Peut-être avais-je été malade, je ne me souviens plus. Quoi qu'il en soit, j'étais là. Je jouais sur le perron quand mon oncle est sorti et m'a demandé si j'avais envie d'aller aux courses avec lui. Invitation surprenante, une première dans ma vie. Non, il ne s'agissait pas de courses de chevaux, mais bien de courses de «chars». Fort de l'autorisation de mon père, j'ai accepté d'accompagner mon oncle. Nous nous sommes rendus au Fury Speedway (je pense que cette piste de course se trouvait à Saint-François, sur l'île Jésus, mais je n'en jurerais pas). La plupart des voitures qui coursaient étaient de vieilles bagnoles rafistolées. Outre les courses, il y avait aussi des concours tout à fait sidérants pour l'enfant que j'étais : certains concurrents, à bord de leur voiture, s'engageaient à toute vitesse sur une rampe et tentaient de «sauter» au-dessus d'une longue rangée d'automobiles. Le plus souvent, ça se terminait dans un immense fracas de tôles froissées. Mais le clou du spectacle, c'était la course de «démolition». La piste ovale devenait une piste en 8 et les pilotes se lançaient avec frénésie dans une compétition où la seule régle était de survivre. Les voitures se tamponnaient allègrement; on couronnait le conducteur au volant de la dernière voiture à rouler. Des souvenirs impérissables!

Je suis retourné deux ou trois fois aux courses avec mon oncle Maurice, au Fury Speedway ou au Riverside Speedway. Chaque fois, ce fut une mémorable soirée.

*

Mon oncle possédait un gros camion dont la «boîte» était, en fait, une plateforme ceinte de panneaux de bois peu élevés qui faisaient office de rambarde. Il s'en servait pour ses travaux de terrassement et, à l'occasion, pour se déplacer, notamment pour «monter» à Nominingue. Parfois, quand il n'avait rien à transporter, il invitait les enfants à faire le voyage dans les Laurentides à bord de la «boîte». C'était la fête, évidemment, et un privilège, les plus jeunes n'ayant pas le droit d'embarquer. Aujourd'hui, on l'emprisonnerait pour négligence criminelle; à l'époque, rien de plus normal. Le voyage commençait dans l'allégresse. C'est qu'on se faisait brasser et qu'on rigolait. À chaque secousse, nous volions de quelques pouces dans les airs. Les plus audacieux essayaient de rester debout sans appui, mais il s'agissait là d'un exercice bien difficile. Bref, on s'amusait ferme. Mais le voyage était long; il durait un bon trois heures. Et quand la brunante venait, quand le soleil se couchait, le vent passait de rafraîchissant à cinglant, et notre enthousiasme refroidissait tout autant. Si, au hasard des villages que nous traversions, il fallait ralentir et même arrêter, nous en remercions le ciel. Ce répit de quelques secondes était le bienvenu.

Bien sûr, aussitôt arrivés au chalet, nous sautions en bas du camion, très heureux d'être enfin à destination. Et nous oubliions immédiatement les désagréments du voyage. Si bien qu'à la fois suivante, lorsqu'il était question de «monter dans la boîte», personne ne voulait céder sa place.

*

Dans mon souvenir, mon oncle Maurice était un fervent catholique, un homme honnête, un homme posé. Et s'il pouvait parfois être en colère, il ne le manifestait guère, même lorsque son fils aîné (ou son ami, l'histoire n'a jamais été très claire sur ce point) embrassait violemment un arbre avec la Gogomobile familiale. Je revois mon oncle, stoïque, suivre son fils sur le chemin du lac, silencieux, pour aller récupérer la voiture, puis passer les quelques jours qui suivirent à essayer de la réparer. Les dommages n'étaient pas si graves, il s'agissait de débosseler le capot. Mais le ventilateur était brisé, il fallait en trouver un. Et des Gogomobile (oui, c'était réellement le nom de ces voitures allemandes), on n'en trouvait pas des masses au Québec, surtout dans un coin perdu comme Nominingue. Contre toute attente, après des recherches infructueuses auprès des vendeurs de pièces de voiture de la région, on apprit qu'une dame du village possédait une voiture de cette marque, laquelle dormait dans son jardin, apparemment inutilisable. Mon oncle lui acheta le fameux ventilateur, et l'histoire connut un heureux dénouement.

Une fois, une seule fois, j'ai entendu mon oncle pousser un juron que je ne peux répéter ici. C'était peu de temps avant notre déménagement à Pont-Viau. Quelques jours auparavant, Claude et moi nous amusions à «pitcher» des roches. L'idée : les lancer le plus loin possible. Le défi : les lancer sur le toit de notre maison alors que nous nous tenions de l'autre côté de la rue. Certaines atteignirent l'objectif; d'autres frappèrent le mur de la maison; une, malencontreusement partie de ma main, fracassa une vitre. Comme nous déménagions, comme mes parents avaient vendu leur partie de la maison à mon oncle, mon père paya la vitre brisée. Mon oncle se rendit donc à la quincaillerie la plus proche et en revint avec une vitre taillée aux dimensions voulues. Nous le regardions travailler avec grand intérêt. Il déposa à plat le cadre de bois de la fenêtre, le débarrassa du vieux mastic qui retenait les derniers éclats de verre, puis entreprit de déposer la nouvelle vitre dans le cadre. Cette vitre, d'une bonne grandeur, n'était pas facile à manipuler. Et ce qui devait arriver arriva : elle lui glissa des mains et éclata en mille morceaux lorsqu'elle frappa le cadre. Oui, c'est la seule fois où j'ai entendu mon oncle sacrer...

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Mon oncle était peu scolarisé et ne parlait pas anglais, malgré son patronyme. Pourtant, il était le fils d'un immigrant irlandais. Ce dernier, orphelin, était arrivé au Canada alors qu'il était encore un jeune enfant. Je ne connais pas son histoire. On peut penser qu'il a vécu au sein d'une famille francophone et que c'est ainsi qu'il a appris le français. D'ailleurs, il a épousé une Canadienne française. Bref, mon oncle ainsi que ses frères et soeurs étaient de purs Québécois.

Mon oncle était aussi un homme simple, peu enclin aux excès. Si peu excessif, en fait, qu'il est la seule personne que je connaisse qui ait reçu une contravention pour avoir roulé trop lentement. Les policiers l'avaient arrêté sur la route 117 alors qu'il ralentissait dangereusement la circulation. Faut le faire!

Grand sédentaire, il ne voyageait jamais, si on exclut les aller-retour entre Montréal et Nominingue et sans doute quelques virées dans la région d'Ottawa, où on avait de la famille. Personne n'aurait jamais pu le faire monter à bord d'un avion. Et c'est sans doute après avoir beaucoup insisté que son fils parvint à l'emmener en Floride à bord de son autocaravane. Ironie du sort, cet homme qui avait peu bougé au cours de sa vie s'éteignit loin de chez lui, à Knoxville, au Tennessee, en route vers le soleil. C'était le 22 février 1989.

***

Les B.

Je ne savais pas de quoi serait fait mon premier été à Laval. Auparavant, nous partions pour le chalet sitôt l'école terminée, et nous ne revenions qu'après la Fête du travail, début septembre. Maintenant, nous n'y allions plus que les fins de semaine et durant les vacances de mon père.


Un samedi après-midi, ce devait être fin mai ou début juin, un incendie éclata dans le quartier. Grande émotion sur la rue. Les curieux affluaient, les camions arrivaient rapidement, les pompiers s'affairaient à dérouler leurs longs boyaux et entreprenaient leur travail. Comme les autres, je les observais, jusqu'à ce que je tombe sur Marcel, attiré par l'agitation qui régnait. Il était accompagné d'un garçon que je ne connaissais pas. Bientôt, les pompiers maîtrisèrent les flammes, et la situation devint beaucoup moins spectaculaire. Peu à peu, les gens se dispersèrent. Je retournai chez moi en compagnie de Marcel et de son ami. Installés dans la cour arrière, Marcel et moi parlions de tout et de rien. L'autre garçon, Michel, ne se mêlait que très peu à la conversation. Il semblait gêné de se trouver là, attitude qui lui était coutumière, comme je le constaterais plus tard. Pourtant, il m'intéressait. J'ai toujours considéré que, dans l'amitié comme dans l'amour, la séduction jouait un grand rôle. Et ce garçon m'attirait. Ce sentiment, apparemment, était réciproque.

Dans les jours qui suivirent, j'insistai auprès de Marcel pour qu'il m'emmène chez son ami. Un soir, il m'y mena. Michel paraissait heureux de me revoir et, rapidement, une complicité s'établit entre lui et moi. Je venais de faire mon entrée dans le monde fascinant des B. de la rue Lahaie.

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Michel avait quatre frères et cinq soeurs, une vraie tribu. Parmi ses membres auxquels je devais rapidement m'attacher, outre Michel, il y avait Gilles, ce garçon qui m'avait conduit au bureau du directeur le jour de mon arrivée à l'école Saint-Christophe, et Diane, une petite démone qui allait longtemps tourmenter mon pauvre coeur.

Les B., en soi, constituaient un cas qui mériterait qu’on s’y attarde longuement. Mais ce n’est pas ici mon propos. Je peux néanmoins en dresser un bref tableau. Je n’avais jamais connu de famille dysfonctionnelle, et peut-être serait-il exagéré d’ainsi qualifier cette famille-là, mais quand des frères et des sœurs peuvent s’engueuler en sacrant devant leurs parents, quand le père croise ses enfants sur la rue et ne leur adresse pas la parole, quand les enfants peuvent faire à peu près n’importe quoi en se foutant éperdument de ce que peuvent en penser les parents, quand un des garçons peut «emprunter» sans permission la voiture familiale et la ramener accidentée sans apparemment que cela le trouble, quand un autre des garçons peut briser le pare-brise de la voiture et l’annoncer gaiement à son père, je crois qu’il y a quelque chose qui cloche.

Évidemment, j’étais fasciné par cette famille d’hurluberlus. Fasciné et heureux de m’y trouver. Une telle liberté régnait en leur demeure que rien ne semblait impossible. Il suffisait d’avoir une idée un peu tordue pour qu’immédiatement elle se concrétise. Et s’il arrivait que Madame B. se fâche, cela n’affectait pas le cours des choses, et pouvait même les stimuler, à la limite.

Mais il ne faut pas être injuste. De grands moments de paix et de bonheur pouvaient aussi ponctuer la vie de cette famille. Le problème, c’est que rien n’était tout à fait normal. Par exemple, le père, un homme taciturne, peu bavard, sinon quasi muet, travaillait en soirée et rentrait souvent très tard. Eh bien, nous pouvions, moi et lui, nous installer dans la cuisine et jouer aux cartes jusqu’au milieu de la nuit. Et je n’avais que douze ou treize ans. Il est même arrivé que mon père téléphone vers trois heures du matin, inquiet, se demandant ce qu’il se passait.

Bien des années plus tard, j’ai compris que Monsieur B. détestait son travail, ce qui, apparemment, le minait. Un jour, il a quitté son emploi. J’ai alors découvert un autre homme, un homme qui pouvait sourire, parler, manifester une joie que je ne lui avais jamais connue.

Avec le temps, j’ai rencontré tous les membres de cette famille, tant les grands-parents que les oncles et tantes. Il y avait aussi de fameux numéros dans le groupe, dont l’oncle J., un célibataire d’une quarantaine d’années, à l’époque. Sa caractéristique : il possédait un film pornographique (un seul) et ne se gênait pas pour nous le présenter. Je le revois installer le projecteur et dérouler l’écran… on était encore loin des vidéocassettes et des DVD. Et c’est au son bruyant du vieux projecteur, dans la fumée des cigarettes, que nous écoutions religieusement le film, l’air faussement blasé. C’est qu’il ne fallait pas laisser voir que les images nous émoustillaient. On en avait vu d’autres, quoi !

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Je ne vois plus les B. depuis fort longtemps. Parfois, j’ai des nouvelles, indirectement. Je rencontrais occasionnellement un des frères, le plus jeune, qui a fréquenté mon cousin un certain temps. Et, l’an dernier, j’ai passé une soirée en compagnie de son ex-femme. Les nouvelles n’étaient pas fraîches, mais il me faisait plaisir de les entendre. J’ai souvent la nostalgie des moments passés dans cette famille, de sa porte qui m’était toujours ouverte, de l’affection que me portait Madame B. Moi-même, je dois le dire, je conserve, dans un coin dans mon cœur, une tendresse bien particulière pour ces gens… spéciaux.

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12 juin 2007

La perfection

Il devait y avoir trois ou quatre semaines que je suivais les cours de français de Madame Hélie. Je pensais bien connaître toutes les élèves de la classe, enfin toutes celles qui, à mes yeux, présentaient un certain intérêt, sinon un intérêt certain. Aussi, quand l'apparition survint, j'en restai pantois; il me fallut plusieurs secondes avant de retrouver mes esprits.

Le terme apparition peut sembler exagéré, mais je pense qu'il traduit bien la nature de l'événement : alors que mon regard balayait la classe, machinalement, j'assistai à l'incarnation soudaine d'un ange, rien de moins. Du fond de la classe, elle s'était levée pour aller chercher quelque chose dans son pupitre (puisque le cours regroupait des élèves des différentes classes, plusieurs devaient céder leur pupitre). À sa vue, je figeai; l'ampleur de l'émotion qu'elle suscitait en mon être me paralysait. Elle était la chose la plus belle, la plus magnifique, la plus lumineuse qu'il m'avait été donné jusqu'alors de contempler. Une jeune fille de conte de fées, un fantasme vivant, une nymphe égarée dans cette classe peuplée de grossiers crétins. Une chevelure châtain clair légèrement bouclée, de grands yeux foncés, un nez délicat, des lèvres subtilement pulpeuses, des traits finement dessinés : il fallait s'incliner devant l'image de la perfection. Je me souviens qu'elle portait une blouse blanche, une jupe grise, plissée, et des souliers recouverts de velours noir... la parfaite écolière.

Ma description peut sembler dithyrambique mais, je le jure, elle rend bien mal la réalité. Cette jeune fille était d'une beauté stupéfiante, mais présentait une personnalité un peu froide. D'une grande discrétion, elle agissait avec retenue. Jamais on ne l'entendait, jamais elle ne se distinguait des autres élèves. Si bien que, bizarrement, on ne la remarquait pas. Et c'est bien pourquoi je n'en avais pas encore noté l'existence. Dès cet instant, cependant, elle occupa toutes mes pensées, hanta tous mes rêves, attisa tous mes désirs.

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Elle s'appelait Christianne L. Son père pratiquait l'honorable métier de barbier sur le boulevard des Laurentides. Je ne suis allé me faire couper les cheveux qu'une seule fois dans son salon, par curiosité. En fait, je n'y retournai pas car je craignais d'y rencontrer Christianne : elle me terrorisait. Moi qui pouvais me montrer arrogant, moi qui croyais avoir du charme, moi qui ne craignais pas d'aborder les filles, je me liquéfiais quand son regard, accidentellement, croisait le mien. Je n'avais encore rien tenté pour m'en approcher, et je ne sentais d'aucune manière qu'elle pouvait souhaiter que je fasse un geste en ce sens. Elle n'était pas de glace, car j'aurais pu espérer qu'elle fonde; elle était de marbre, froide et lisse.

J'étais amoureux, vraiment amoureux. Une première grande douleur dans le bas-ventre, une première envie de vomir tant mes tripes se tordaient. L'effet qu'elle me faisait est indescriptible. Je n'ai pas de mots pour décrire l'état dans lequel je me trouvais. J'en devenais obsessif, mais je ne voyais pas comment je pourrais concrétiser mon ambition de la mieux connaître. Avant même d'engager la lutte, je pressentais déjà le Waterloo. Je le sentais bien, je n'avais pas les armes pour m'attaquer à l'entreprise que constituait sa conquête. Je vivais ma première grande leçon d'humilité.

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Je pouvais parler à Marcel de mes tourments, c'était la seule personne en qui je pouvais avoir confiance. On le sait, à cet âge, il n'y a rien de plus jouissif que de révéler les petits secrets de ses camarades, surtout s'ils sont bien embarrassants et qu'ils concernent les affaires de coeur. Mais je pouvais compter sur Marcel. C'est lui qui m'apprit que l'objet de ma passion avait déjà été la petite amie de Denis C., un garçon que je jugeais insignifiant et peu séduisant. Mon dépit fut grand. Si cet imbécile avait pu susciter l'intérêt de la belle mais distante Christianne, pourquoi n'y parvenais-je pas? De quoi me faire douter de toutes mes qualités.

Un matin d'hiver, durant la récréation, alors que les élèves s'agitaient en tous sens, Muriel Chalifoux s'est approchée de moi en ricanant. Le doigt pointé en direction d'un tas de jeunes filles surexcitées qui hurlaient, elle me dit : «La fille là-bas, avec le manteau bleu, elle t'aime.» Phrase enfantine, assassine. Près du groupe se tenait Christianne, dans un manteau bleu. Je n'ai pas perdu conscience, même si je ne respirais plus. Allais-je donc connaître les délices de l'amour partagé? Je ne tardai pas à comprendre qu'il y avait beaucoup de jeunes filles qui portaient un manteau bleu. L'illusion a peut-être duré quelques heures ou quelques jours, je ne m'en souviens plus. Mais, la vérité, c'est qu'il ne s'agissait pas de la belle Christianne, mais plutôt d'une autre fillette qui se nommait Ghislaine D., un laideron, à mes yeux. Je trouvais même gênant, sinon insultant, qu'une fille si ordinaire puisse s'intéresser à moi. Que croyait-elle? Dans ma superbe, je la dédaignais, et ne me vantais certainement pas de sa conquête. Je n'avais toujours d'yeux que pour l'insaisissable Christianne.

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La fin de l'année scolaire approchait, et la situation n'avait absolument pas évolué. Je brûlais toujours d'amour pour la fille du barbier, mais elle restait insensible à mon charme. Puis la rumeur courut dans l'école : les élèves les plus brillants allaient passer directement au secondaire, sautant ainsi la septième année qui, à cette époque, était la dernière année du primaire. On le devine, Christianne faisait partie de l'élite. Mon désarroi était tel que je ne pus rentrer directement chez moi après l'école. Je me souviens m'être assis au coin de la rue, prostré, malheureux comme une pierre. Elle allait disparaître de ma vie sans que j'aie eu le courage de lui faire part de mes sentiments. Si je n'avais pas été si lâche, je me serais levé pour me rendre chez elle et lui avouer mon amour. Je rentrai plutôt chez moi, accablé, impuissant, désespéré.

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Christianne ne sauta pas la septième année. Elle était même dans ma classe cette année-là. Qui plus est, elle occupa le bureau à côté du mien durant une bonne partie de l'année. J'étais toujours amoureux, mais mon idiotie s'était terriblement aggravée. L'adolescent que je devenais ne pouvait attirer son attention que par des pitreries qui ne rehaussaient en rien l'image qu'elle pouvait avoir de moi. Bien sûr, une certaine camaraderie résulta de notre proximité, mais jamais n'évolua vers le genre de relation que je souhaitais. L'année passa, l'amour passa. Christianne était devenue un peu plus réelle, je l'idéalisais un peu moins, et le secondaire approchait. Il y avait là matière à me distraire.

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L'histoire aurait pu se terminer là. Pourtant, les hasards de la vie firent que je revis Christianne et Ghislaine, une fois adulte. Un soir, je me tenais dans le hall de l'hôtel Iroquois, dans le Vieux-Montréal, pieds nus, comme il seyait au hippie que je croyais être, vêtu d'un jean crasseux, ivre. Et je prétendais, allez savoir pourquoi, que j'étais magicien. Christianne entra dans le hall, accompagnée d'un charmant garçon. Bien vêtue, bien mise, élégante, souriante. Elle observa quelques secondes mes piètres efforts pour faire le magicien. Désarmé par sa présence, mort de honte, je m'enfonçais dans mes jeux stupides, aucune issue ne s'offrant à moi. J'ignore si elle m'a reconnu; elle n'en a rien laissé paraître, et c'est aussi bien.

Quant à Ghislaine, je l'ai revue alors qu'elle était caissière dans un magasin de Laval. À son visage empourpré, je compris qu'elle savait très bien qui j'étais. Et si je n'avais pas été avec mon épouse, je crois bien que je lui aurais fait la causette. À l'observer, j'appris une chose : c'est des plus vilains cocons que naissent les plus beaux papillons. Elle aussi, elle était devenue une bien jolie chose.

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11 juin 2007

Une nouvelle école

Il est de bon ton, aujourd'hui, de dénoncer la vie de banlieue, de tracer un sombre portrait des gens qui y habitent, d'en faire même des sujets de moqueries. Au milieu des années soixante, cependant, il en était tout autrement. La banlieue, à cette époque, était un rêve prolétarien : chacun nourrissait l'espoir de s'y établir un jour. Ces endroits «hors les murs», situés à mi-chemin de la campagne, devenaient de magnifiques écrins pour élever les enfants sans trop s'éloigner de son lieu de travail. Et les enfants y trouvaient leur compte, assurément. En cette année 1965, année de fusion des différentes municipalités de l'île Jésus, Laval naissait.

Le territoire de cette nouvelle ville offrait mille possibilités aux gamins un peu aventureux. En quelques minutes de marche, on atteignait des boisés où on pouvait construire des cabanes, embrasser sa blonde, allumer des feux. En gagnant le nord, on arrivait à la voie ferrée d'Auteuil : il suffisait de la suivre pour trouver un millions de trucs à faire, pour se sentir au bout du monde, dans une région sauvage et inexplorée. On pouvait aussi, dans l'autre direction, rejoindre la rivière des Prairies, la marina, le barrage d'Hydro-Québec. Oui, Laval offrait des perspectives stimulantes au jeune garçon que j'étais. Mais j'ignorais encore, en octobre, que cet univers fascinant s'ouvrait à moi.

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J'ai terminé mon cours primaire à l'école Saint-Christophe, sur la rue Lahaie, au coin de Grenon. L'entrée à ma nouvelle école fut remplie de surprises. En y arrivant, j'ai demandé au premier élève que j'ai vu s'il pouvait me conduire au bureau du directeur. Le hasard a fait que cet élève, Gilles B., allait devenir un grand ami l'année suivante. Lorsque j'ai rencontré le directeur, M. Riopel, première surprise : il me fit un long discours sur sa conception de la pédagogie et m'affirma, solennellement, que la première chose qu'il avait faite en prenant son nouveau poste fut de jeter la «strap» de son prédécesseur. J'étais perplexe : je concevais difficilement qu'on puisse fonctionner dans un établissement scolaire autrement que sous une autorité forte et, parfois, bien sentie. En arrivant dans la classe qu'on m'avait indiquée, nouvelle surprise : mon enseignante serait... un enseignant. Aucun homme n'avait encore été mon titulaire. Je me suis rapidement aperçu que le pauvre homme, dont je tairai le nom, ne maîtrisait absolument pas la situation. Jamais je n'avais connu classe aussi dissipée. Et moi qui, jusqu'à ce moment, avait été d'une retenue qui frôlait la soumission, je plongeai avec ravissement dans cette joyeuse turbulence, à l'instar de mes notes qui, elles, plongèrent dans des abîmes dont je ne soupçonnais même pas la profondeur. De premier de classe que j'étais, je me transformai lentement, mais sûrement, en cancre patenté. La descente fut lente, mais constante.

Troisième surprise : l'école était mixte. Toute une révélation pour moi, qui n'avais jamais eu le bonheur de côtoyer de ravissantes demoiselles durant les heures d'étude. Petite déception, cependant, je me trouvais dans une classe composée uniquement de garçons. Mais l'organisation de l'enseignement ferait que, bientôt, je fréquenterais assidûment la gent féminine.

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Deux réactions simultanées se produisent dans un groupe où est introduit un élément exogène : d'une part, un certain nombre d'indigènes rejettent l'étranger et lui font durement sentir qu'il n'est pas le bienvenu ; d'autre part, quelques âmes charitables s'intéressent au nouveau venu et font même preuve de compassion à son endroit. Leçon à retenir, cependant : ces âmes charitables sont souvent les éléments mis au ban du reste du groupe. Mais, qu'à cela ne tienne, le nouveau, trop heureux de trouver des bouées pour s'agripper, ne se formalise pas du statut de ces bouées au sein de la classe.

Mon premier ami se nommait Marcel Bombardier. Nous étions rapidement devenus copains et échangions nos numéros de téléphone avant la fin de ma première semaine à Saint-Christophe. Marcel fut, en quelque sorte, mon initiateur aux pratiques du nouvel environnement où je me trouvais. Après quelques jours, j'avais fait ma place dans cet univers où j'allais rapidement gagner mes galons par des frasques dont je ne me serais pas cru capable deux ou trois semaines auparavant. L'enseignant était inoffensif, tout était permis!

Marcel était un bon camarade. Il joua un grand rôle dans mon adaptation à ma nouvelle vie. Son défaut principal tenait à son absolue droiture : avec lui, aucun écart possible, aucune fantaisie permise. Studieux, appliqué, obéissant, il était l'élève modèle et l'ami dont tous les parents rêvent pour leur rejeton. On comprendra que les plaisirs, avec lui, relevaient davantage du cérébral que de l'action. De plus, il avait de curieux penchants pour la chose militaire, et son intégration aux cadets de l'air de la région n'allait pas arranger le coup entre nous. Il avait bien tenté de m'intéresser aux délices de la «drill», mais mon tempérament ne s'accomoda jamais du petit caporal qui hurlait des ordres en anglais que je ne comprenais pas. Mon passage au sein des cadets fut si bref que je n'eus même pas le temps de recevoir mon uniforme.

J'ai fréquenté Marcel durant deux ans, de façon de plus en plus épisodique. Puis nous nous sommes perdus de vue une fois au secondaire, avant de nous retrouver quelques années plus tard. Mais des liens qui nous unissaient, déjà ténus aux premiers jours, ils ne restaient que des lambeaux. Je lui dois cependant d'avoir rencontré Michel, qui deviendra un fidèle compagnon de route pendant de nombreuses années. J'y reviendrai.

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Il y avait quatre classes de sixième : une classe de filles, une classe de garçons, et deux classes mixtes. Indubitablement attiré par les demoiselles, j'enrageais de me trouver dans la classe des garçons. Cependant, on organisa rapidement l'enseignement d'une façon qui allait me plaire. Les enseignants formèrent des groupes mixtes pour l'étude du français et des mathématiques, matières qui occupaient une bonne portion de la journée. Ainsi, je me retrouvai bientôt aux côtés de ces fascinantes créatures. Immédiatement, je repérai certaines d'entre elles, celles qui m'apparaisaient les plus jolies. Je peux nommer, sans faire offense aux autres, Claude Villeneuve et Danielle Vaillancourt, par exemple. J'allais revoir la première, une quinzaine d'années plus tard. Elle était devenue une superbe femme.

Il y avait aussi une dénommée Muriel Chalifoux qui, un matin, me troubla profondément. L'hiver était venu, et bien des filles, pour combattre le froid, portaient un pantalon à l'extérieur, sous une jupe qu'elles roulaient et dissimulaient Dieu sait où. Mais je n'avais jamais remarqué cet artifice. Je me trouvais au fond de la classe, à mon pupitre, seul. Peut-être étais-je rentré rapidement de la récréation. Muriel et une autre élève pénétrèrent dans la classe et gagnèrent leur place. D'où je me tenais, je ne voyais que le haut du corps de Muriel, qui était assise ou accroupie près de son pupitre. Elle entreprit alors de retirer son pantalon. Stupéfait, je regardais la scène; elle ne semblait faire aucun cas de ma présence. Moi, l'imbécile, je ne me doutais pas qu'elle allait dérouler sa jupe et être ainsi décemment vêtue. Pendant quelques secondes, je nageai en pleine confusion. Je ne comprenais pas ce geste alors que les autres élèves arriveraient d'une seconde à l'autre. J'allais lui signaler ma présence. Ce n'est pas que je ne voulais pas profiter du spectacle, mais j'étais tellement mal à l'aise qu'il me semblait nécessaire d'intervenir. Et comme je me préparais à le faire, elle se leva et je vis la jupe qui cachait ses cuisses. Je compris tout et poussai, intérieurement, un profond soupir : le ridicule aurait pu me tuer.

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Mes premiers mois à Saint-Christophe furent heureux. Je jouissais d'une popularité certaine auprès des filles, phénomène qui s'expliquait sans doute par ma qualité de nouveau venu. Marcel affirmait que j'étais la coqueluche de l'école. Il exagérait, évidemment. Mais il était indéniable que les filles me reluquaient beaucoup, et que j'en tirais une certaine vanité. Souvent, le soir, après le souper, j'allais patiner sur la glace qu'on avait installée à côté de l'école. Je ne manquais jamais de cavalières, bien que je fusse un piètre patineur, surtout en duo. Je n'irai pas jusqu'à affirmer qu'il y avait de fortes rivalités entre les filles à mon propos, mais je pense pouvoir dire que certains regards peu amènes que s'échangeaient les belles témoignaient de jalousies qui ne pouvaient que flatter mon égo. J'étais le petit roi.

De ces nuages où je flottais, je ne voyais pourtant pas l'essentiel. Elle est apparue comme ça, durant un cours de français. Je ne connaîtrais pas souvent une telle émotion...

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9 juin 2007

Le grand dérangement

Tous les enfants de la famille, à l'exception du benjamin, sont nés à Montréal et ont donc, plus ou moins longtemps, habité la maison de la rue Henri-Julien. Nous vivions au deuxième étage d'un duplex, notre tante Bado (Madeleine pour l'état civil) occupant le premier. Notre logement comprenait six pièces, dont un salon double et l'atelier de mon père, qui faisait des travaux de reliure à la maison. Si on ne compte pas la cuisine, l'atelier, la chambre des parents et le salon, il restait donc deux pièces pour loger sept enfants. La quadrature du cercle, quoi ! Évidemment, tantôt il y avait un salon, tantôt il n'y en avait plus, au gré de l'inspiration de notre mère qui, périodiquement, transformait l'agencement des pièces pour favoriser la cohabitation harmonieuse de la marmaille ou, plus sûrement, pour apaiser l'exaspération que devait susciter un foyer aussi exigu.

Personnellement, je ne me suis jamais senti à l'étroit dans cette maison. Les choses étaient ce qu'elles étaient, voilà tout. Que nous fussions trois ou quatre dans la même chambre, cela m'importait peu. Mais je peux facilement imaginer le désarroi de mes parents chaque fois qu'un nouveau bébé s'annonçait. Où allait-il dormir ? Avec qui ? Je dois avouer qu'il ne me déplaisait pas de dormir avec un bébé dans ma chambre, du moins à une certaine époque. Il faut ici que je me confesse : comme bien d'autres enfants, j'avais peur de l'obscurité, du « noir », comme on disait. Mes terreurs nocturnes se nourrissaient de mon imagination fertile, de la porte de la garde-robe mal fermée, des craquements que j'entendais et, surtout, du portrait de ma grand-mère paternelle suspendu au mur. Nous, les enfants, ne l'avions pas connue. Elle était morte alors que mon père était encore adolescent. Ce portrait d'une morte m'effrayait. Si, le jour, il m'apparaissait bien anodin, une fois la nuit tombée, il devenait menaçant. En proie à toutes ces frayeurs, je ne parvenais pas à dormir. Un seul truc pour m'apaiser : le bébé. Le petit ange dormait à poings fermés, mais je n'en avais cure. Doucement (il ne fallait pas exagérer, pour ne pas éventer le stratagème), je brassais son lit. S'il ne se réveillait pas assez rapidement à mon goût, j'allais jusqu'à le secouer. Le résultat ne tardait pas : bientôt, le bébé sortait de son paisible sommeil et, à mon grand bonheur, se mettait à pleurer. Mon père ou ma mère se levait alors et venait prendre soin du petit. Il fallait aussitôt que je feigne le sommeil, pour ne pas éveiller les soupçons. L'intervention de mes parents, par magie, chassaient tous les sombres esprits qui rôdaient au-dessus de ma tête et, enfin, je pouvais m'endormir. Mon frère P. me pardonnera de lui avoir volé tout ce sommeil.

À l'occasion, le dimanche, nous partions avec mes parents visiter des maisons modèles. Ils devaient rêver à une habitation plus convenable, plus grande, plus moderne. J'aimais bien ces visites ; ces maisons étaient séduisantes, et il me semblait que d'y habiter nous apporterait un bonheur nouveau. Cependant, papa et maman ne devaient pas vraiment y croire : rien n'arrivait. Nous revenions sur la rue Henri-Julien et la vie suivait son cours. De temps à autre, plutôt rarement, en fait, nous étions invités chez des parents qui, à mes yeux d'enfant, possédaient tous de belles maisons. Je pense ici à celles de nos oncles Charles et André, notamment.

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Un jour, pourtant, les choses allaient changer. Et même sans grand avertissement. Nous soupions, entassés autour de la table, quand les parents nous annoncèrent qu'ils avaient acheté une nouvelle maison, à Pont-Viau (à l'époque, il n'était pas encore question de Laval). La nouvelle était d'importance, et la décision, subite. Nous commencions à peine notre année scolaire ; on comprenait qu'il n'y avait pas eu une grande planification, et que le fait que maman se trouvait de nouveau enceinte avait dû peser dans la balance. Quant à la maison, je suppose qu'il s'agissait d'un coup du hasard : elle s'était présentée à eux à un coût qui leur convenait, ils avaient sauté sur l'occasion.

Tout se fit en quelques jours, dans un état de surexcitation. Avec une grande fébrilité, nous nous préparâmes à quitter le seul logement que nous avions jusqu'alors connu. Bien sûr, j'avais été heureux à Montréal, sur cette rue. Je connaissai mon quartier comme le fond de ma poche, j'y avais mes amis, mes habitudes. Je n'avais jamais fréquenté d'autre école que Saint-Vincent-Ferrier. Pourtant, je n'éprouvais aucun regret, et c'est le coeur léger que je vis nos biens et meubles s'entasser dans le camion de l'oncle Maurice. Pour moi, Pont-Viau, c'était une nouvelle aventure et, surtout, la chance de vivre dans une maison « normale », avec un sous-sol fini, une cour gazonnée et, luxe suprême, une douche et un lavabo dans la salle de bain. Du coup, nous devenions des seigneurs. Nous étions le 7 octobre 1965.

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Nominingue

Il y a deux Nominingue : le vrai et celui qui existe aujourd'hui. Ce dernier, on peut le visiter. On y trouvera une gare transformée en attraction touristique, un club de golf, des installations récréotouristiques, comme on dit maintenant, un café avec terrasse, une plage publique. L'autre, le vrai, est maintenant inaccessible. Aucune route n'y mène, sinon celle du coeur.

Mon Nominingue est fait d'une Y (lire «why») haute et gazonnée, ancien terminus du chemin de fer où finit de s'effronder une cabane au bois blanchi par les ans. Mon Nominingue, c'est un village où les trottoirs aux pavés disjoints et fissurés laissent l'herbe les envahir. C'est M. Desjardins qui nous vend des «buns» dans sa boulangerie au parfum inoubliable. C'est l'épicerie Au bon coin où le propriétaire expose fièrement, dans ses congélateurs, les truites grises qu'il a pêchées. C'est le «magasin de fer» Godard où on se procure tout ce qu'il faut pour panser les mille et une blessures du chalet familial. C'est un vieux garage Shell au bout du village où rouillent doucement de vieilles carcasses de voitures et camions anciens. C'est le magasin général des Généreux, flanqué d'un côté du barbier du village et de l'autre, de la salle de danse, haut lieu de rassemblement de la jeunesse environnante.

Mon Nominingue, c'est aussi la source derrrière le chalet, un charnier de grenouilles malheureuses qui n'ont pas survécu à nos attaques au «sling shot», la bruit du moulin à scie des Potvin, les amis d'été. Et les virées familiales à Mont-Laurier, Ferme-Neuve ou Maniwaki. Nominingue, ce sont les mémorables parties de baseball qui s'organisent quand la visite est suffisamment nombreuse, l'habileté au bâton de mononc' Maurice, la pêche à l'aube au lac Saint-Joseph ou à la brunante au Petit Nominingue. Nominingue, c'est la chapelle de notre arrière-grand-père, les cordes pour sonner les cloches de l'église, les jeux en fôret, la «track» et la vieille gare.

Nominingue, c'est bien sûr les visites annuelles ou inopinées. Le week-end des grands-parents A., où nous devons être plus sages qu'à l'accoutumée, le week-end de Johnny Carotté, où une douce folie s'empare du chalet. C'est mononc' Gilbert avec ses histoires invraisemblables. C'est le collecteur de taxes, infirme, qui a toujours un million de potins à raconter. C'est papa qui repart chaque lundi à l'aube pour Montréal, c'est son retour tous les vendredi soirs : l'ambiance est alors à la fête. Parfois, il nous apporte des surprises. C'est maman qui nous promène au village et nous paie un cornet de crème glacée que nous mangeons pendant qu'elle téléphone à Montréal, de la cabine publique. Ce sont les baignades à la baie Richard, à notre plage ou à l'aqueduc, les longues marches sous un soleil brûlant pour s'y rendre. Nominingue, c'est tout ça, et des milliers d'anecdotes, d'événements heureux et, parfois, moins heureux. On le comprendra, ce Nominingue n'existe plus depuis longtemps.

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Entouré de montagnes, le village devenait un lieu exceptionnel lorsque des orages éclataient en fin de journée, après des heures d'une chaleur torride, d'une humidité oppressante. Jamais je n'ai entendu de tonnerre plus terrifiant qu'en cet endroit. J'ai souvenir d'un de ces orages...

L'été au chalet, c'était évidemment des amitiés estivales qu'on ne pouvait entretenir de la ville, l'automne venu. Aussi étaient-elles bien particulières. Il y avait surtout les Brun, de l'autre côté de la rue, dont le père était menuisier et, à l'occasion, l'homme qui pouvait nous dépanner quand quelque pépin survenait dans la maison. Dans cette famille, deux garçons à peu près de mon âge, une petite fille trop jeune pour être autre chose qu'un embêtement, et une grande soeur, Nicole, qui partageait fort volontiers nos jeux. Mes soeurs aînées, trop «vieilles» pour s'amuser avec nous, avaient leurs propres amis. Et parmi ces amis se trouvait un joyau, du moins à mes yeux : il avait pour nom Diane Bray. L'image que j'en ai est celle d'une jeune fille ravissante, aux joues rousselées, au nez légèrement retroussé. C'est étrange, mais je ne peux penser à elle sans voir la Brigitte Bardot des années cinquante. J'ignore le pourquoi de cette association. Peut-être ai-je reconnu, plus tard, sa grâce dans l'attitude de la jeune actrice. Quoi qu'il en soit, j'étais secrètement amoureux de cette Diane, mais je me serais bien gardé de m'en ouvrir à quiconque : j'étais un «petit». Mon amour était muet, mais sans doute perceptible.

Un samedi après-midi, nous nous étions tous rendus au lac pour nous rafraîchir. La chaleur était étouffante, l'air, chargé d'électricité. Le ciel s'était peu à peu plombé, annonçant par sa teinte un déchaînement probable des éléments. Quand l'orage sembla imminent, nous nous hâtâmes de rassembler nos effets pour nous réfugier dans la vieille Plymouth de mon père. Le retour au chalet se fit sous une pluie torrentielle et dans le grondement terrifiant du tonnerre. Des éclairs fendaient le ciel, et nous étions tous très excités. Arrivés au chalet, nous nous précipitâmes sur le perron pour observer la violence de l'orage, avant de nous abriter à l'intérieur. Diane Bray faisait partie du groupe. Bientôt, chacun s'affaira à enfiler des vêtements secs. Notre chalet avait une particularité : aucune chambre n'était pourvue de porte. Des rideaux mal ajustés en défendaient, mal, l'entrée. Ce qui me fournit l'occasion d'entrevoir notre invitée qui se changeait. Loin de s'émouvoir de mon indiscrétion, elle finit de s'habiller sans pousser de hauts cris. Gêné, je me réfugiai sur le perron, la «galerie», comme nous disions. Elle s'approcha alors de la porte moustiquaire. Je ne me souviens plus si elle m'appela ou me fit signe, mais je m'approchai d'elle. Et c'est à travers la moustiquaire qui ombrageait son joli visage qu'elle m'expliqua, bien gentiment, qu'elle ne pouvait être mon amoureuse, qu'elle était trop vieille pour moi. Elle avait percé mon secret.

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Il m'a fallu bien du temps pour reconnaître la grandeur de son geste. L'usage aurait été qu'elle se moque de moi, qu'elle tourne mes prétentions en dérision. Mais elle avait plutôt eu la délicatesse de préserver ma dignité, de ne pas faire de moi un objet de risée. Ce fut là un bien beau moment. Et, pour ma part, pour ne pas être en reste, j'ai perdu le souvenir de son jeune corps. Nous sauvions donc tous deux notre honneur.

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8 juin 2007

Premier regret

Je ne pouvais savoir, à cette époque, que le stade du parc Jarry allait jouer un rôle non négligeable dans mes relations avec Laurette. Bien sûr, ce stade n'avait pas encore les dimensions qu'il prendrait avec l'arrivée des Expos, quelques années plus tard, mais il accueillait déjà des joueurs de baseball de je ne sais trop quelle ligue.

Septembre, l'automne qui approche, les soirées qui rafraîchissent. Des heures heureuses m'attendaient. J'ignore comment l'idée lui est venue, peut-être de conversations tenues avec des habitués du stade, mais Madame B. pensa qu'elle pourrait vendre du café chaud et des croustilles aux spectateurs des matchs. Il n'y avait sans doute aucun service de cantine à cet endroit, et elle a saisi l'occasion. Et fait de moi et Laurette ses partenaires d'affaires. La chose était simple : nous emportions du restaurant des cafés et quelques sacs de chips que nous écoulions durant les parties. Quand nous avions tout vendu, nous retournions au restaurant, où Madame B. nous approvisionnait. Évidemment, nous gardions quelques sous des profits qu'elle engrangeait.

À vrai dire, je me moquais bien de l'aspect financier de ce petit commerce. Il m'offrait surtout l'occasion d'être en compagnie de Laurette, et une excuse pour traîner un peu plus tard dans les rues. Et à mesure que la soirée avançait, nous ralentissions le boulot, pour être un peu plus longtemps ensemble. L'aller n'était pas commode, les bras encombrés des cartons de cafés et des sacs de chips mais, au retour, c'était une autre histoire.

Je dois l'avouer, Laurette était plus entreprenante que moi. J'ai souvenir qu'elle fut la première à prendre ma main. Nous marchions sur Gounod comme des « grands », main dans la main. L'audace de la chose me bouleversait. Je sais, tout cela semble bien ridicule mais, pour moi, ce simple geste prenait des allures d'aventure fabuleuse, de conquête d'un monde inconnu et délicieux. Nous n'étions plus des grands, mais bien des géants. Comme le chantait Brel, « je volais, je le jure ». J'étais roi et maître, sentiment que je ne ressentirais de nouveau que quelque trente ans plus tard. Dans ma tête résonnait un air à la mode, et des vers que je n'oublierais plus jamais : « Et les yeux dans les yeux, Et la main dans la main, Ils s'en vont amoureux, Sans peur du lendemain ». Je ne connaissais pas encore Françoise Hardy, mais cette chanson était tellement populaire que personne n'en ignorait les paroles.

Et alors que nous marchions, Laurette se collait sur moi. Dans mon petit cerveau de mâle, sans doute l'aurais-je voulu fragile et innocente, mais elle était tout le contraire. Je revois la scène comme si j'y étais toujours. Ses yeux brillaient, la nuit la faisait encore plus séduisante, la rendait plus audacieuse. Elle cherchait à m'entraîner en quelque recoin pour m'embrasser. Je suppose que la panique m'a saisi, que l'urgence de son désir m'a déstabilisé. Jamais je ne l'ai embrassée, jamais. Jamais mes lèvres d'enfant ne se sont posées sur ses lèvres d'enfant. Peut-être qu'à cet instant précis, nous n'étions justement plus des enfants, mais deux êtres aimants, dont l'un se sentait incable d'assumer la conclusion qu'imposait la flamme qui les consumait. Jamais je ne l'ai embrassée et, aujourd'hui, je livrerais bien mon âme au diable pour revivre l'enivrement de ce moment, pour une fois, une seule fois, étreindre cette femme-fillette et oser le baiser que je lui refusai alors. C'est là mon premier regret.

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Le plus vif souvenir que je garde de cette époque a trait à un court moment passé en compagnie de Laurette. Un samedi, pour une raison dont je ne me souviens plus, je m'étais rendu avec elle sur la rue Saint-Denis. La pluie nous avait surpris et nous étions revenus au restaurant en courant. Et là, assis de part et d'autre de l'entrée, sur le rebord des grandes fenêtres du restaurant, nous nous trouvions face à face, et nous nous regardions, simplement, heureux, tellement heureux d'être là. Elle portait une petite veste en velours côtelé de couleur verte, je la revois. Je ne sais plus si nous avons ou non parlé. Par contre, je sais que nous comprenions que cet instant était unique, et qu'il ne reviendrait plus.

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La chose peut paraître bizarre, mais je ne me rappelle pas la fin de cette histoire. Parallèlement à ce que je vivais avec Laurette, j'entretenais une relation amicale avec son frère Yvon. En fait, Yvon, mon cousin Claude et moi formions un trio de copains et, c'est bien connu, un trio compte toujours un membre de trop. Et ce n'est pas parce que nous volions des cigarettes dans le restaurant de sa mère et que nous allions les fumer en cachette sous le boulevard Métropolitain qu'Yvon allait pouvoir compter sur une indéfectible amitié de ma part. Je sais qu'il y a eu une brouille entre moi, Claude et lui. Sans doute cette brouille a-t-elle rendu difficiles mes relations avec la famille B. et qu'ainsi, lentement, les choses se sont dégradées entre moi et Laurette. Le fait est qu'à ce moment-là, je l'ai oubliée, et que l'importance qu'elle a eu dans ma vie ne m'a semblé évidente que beaucoup plus tard. La dernière fois que j'ai entendu sa voix, je devais avoir quatorze ans. Au téléphone, bêtement. Claude et moi avions appelé Yvon pour lui faire une farce, et Laurette m'avait brièvement parlé. Et je pense qu'elle ne se souvenait plus que confusément de moi...

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C'est là le sort qui est réservé aux illuminés de mon espèce. L'importance qu'on accorde à certaines choses n'est qu'une mesure subjective de la réalité. Et c'est un bien triste constat. Pourtant, je veux croire qu'en l'aidant un peu, Laurette ressentirait de nouveau la magie de ces morceaux d'enfance volés à la grisaille du quotidien. Je veux le croire.

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6 juin 2007

Laurette

Ce devait être en mai ou juin 1964, peut-être en 1963, je ne peux réellement m'en souvenir. Le reste, c'est un ensemble de réminescences parmi lesquelles, disséminés, se glissent des moments d'une clarté troublante malgré le temps passé.

Nous habitions alors rue Henri-Julien, à Montréal, près de Gounod. Le restaurant qui faisait le coin, anciennement opéré par les Dumont, avait été repris par les B. Rien de bien excitant pour les enfants que nous étions. Je ne savais pas encore, alors, qu'il s'agissait d'un événement qui marquerait ma vie, qui me ferait découvrir des douceurs dont j'ignorais l'existence.

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Mon quartier, tel qu'il apparaissait dans mes yeux d'enfants, allait de Saint-Denis, à l'est, jusqu'au parc Jarry, à l'ouest, et de Gounod, au sud, à Jarry, au nord. Mais, en fait, mon quartier, c'était surtout ma rue, et la ruelle entre Henri-Julien et Drolet, là où passaient des guenilloux auxquels nous lancions roches et insultes, d'un même mouvement. Ces guenilloux qui habitaient nos peurs enfantines, sujets de légendes qu'on n'appelait pas encore urbaines, ces guenilloux qui peuplaient notre imaginaire, comme l'infirme de la rue Gounod, avec sa jambe remontée dans le dos, et la vieille femme au cou courbé qui tremblait constamment de la tête : ce ne pouvait être qu'une sorcière. Nous évoluions dans cet univers, heureux, je pense, menant une vie où alternaient, le printemps venu, les parties de ballon chasseur et de « saucisse », et où nous jouions à la cachette. Il y avait tant d'enfants à l'époque, et si peu de raisons de rester à l'intérieur. Le trottoir était notre royaume, et nous y régnions en maîtres.

Un après-midi, mes soeurs et d'autres jeunes filles sautaient « à la corde à danser », jeu indémodable. Les garçons, quant à eux, s'amusaient de façon plus virile : à l'aide d'une loupe qui concentrait les rayons du Soleil, nous nous évertuions à enflammer des bouts de papiers ; les plus braves allaient jusqu'à braquer la loupe sur leur bras. C'était à celui qui endurerait le plus longtemps la brûlure. Il faut dire qu'en cette décennie des années soixante, l'éducation faisait encore des garçons de jeunes durs. Le grand souffle de la Révolution tranquille et de son idéologie égalitaire n'avait toujours pas balayé la rue Henri-Julien. Il fallait être fort, stoïque et... ridicule, sans doute. Mais personne ne se serait plaint : les rôles étaient connus, et chacun tenait le sien avec conviction.

Absorbé par les effets de la loupe, je n'avais pas immédiatement remarqué la « nouvelle » qui jouait avec mes soeurs. C'est en levant les yeux une seconde que je remarquai qu'elle m'observait avec insistance. Elle était accroupie, faisant serpenter la corde à danser sur le trottoir. Le jeu consistait à sauter par dessus la corde sans la toucher. Mais je ne m'intéressais guère à ce que faisaient les autres enfants : je regardais Laurette, Laurette me regardait. Je crois que le monde, durant un court moment, s'est figé. C'est mon premier souvenir de Laurette. Quelques instants plus tard, elle se trouvait à mes côtés, dans l'escalier, et s'émerveillait de mon audace... avec la loupe. En vérité, elle ne regardait pas ce que je faisais, elle me regardait. Ses traits sont à jamais fixés dans ma mémoire, indélébiles. Il est impossible que je trouve des mots pour décrire sa beauté irradiante et son sourire, et la chaleur qui m'envahissait alors. Ses yeux, gravés dans mon crâne, me brûlaient de leur intensité.

Je venais de découvrir une chose qui ne survient pas si souvent : le désir de l'autre pour soi. Bien sûr, à neuf ou dix ans, il ne s'agit pas d'un désir charnel. Il n'en est pas moins immensément puissant. Si puissant qu'on en oublie de se préoccuper des autres, déjà tout occupés à se fusionner par un élan irrépressible, sourds aux quolibets potentiels des camarades : jouer avec une fille, c'est le lot des fifis. Qu'importe, Laurette n'est pas une fille, elle est déjà l'assise de mon existence amoureuse. Dès ce moment, mon univers a basculé.

Laurette B. habitait rue des Belges, au nord de Jarry. Aussi bien dire sur une autre planète. Elle ne venait que les fins de semaine au restaurant de ses parents. En fait, c'était surtout sa mère, Rita, qui s'occupait du resto. Son père avait un métier dont je ne me souviens plus très bien ; soudeur, peut-être. Le vendredi venu, j'avais constamment un oeil sur la rue, en direction de Jarry, espérant son arrivée. Et quand enfin elle se manifestait, j'avais de la difficulté à respirer tant j'étais ému. Elle venait souvent avec sa soeur France. Parfois, au cours de la semaine, je marchais jusqu'à la rue des Belges, qui était un peu, pour moi, un pays étranger. D'autres enfants, des jeux semblables aux nôtres, mais dont je ne pouvais qu'être spectateur. J'espérais l'apercevoir. Mon coeur se serrait bien avant que je n'atteigne cette rue qui devenait une espèce d'objet de culte. Mon trouble était à la mesure de mon amour, de ce premier vrai amour qui tue à chaque instant mais nous ressuscite aussitôt. Un soir, après le souper, à bicyclette, je m'étais rendu devant chez elle. Son frère Yvon jouait dans la rue. Je discutais avec lui quand elle est apparue sur le pas de la porte. Elle était en chemise de nuit et ne m'avait pas encore aperçu. Quand elle me vit, elle retraita rapidement à l'intérieur, confuse d'ainsi se présenter à moi. Si rapidement, en fait, qu'elle témoignait, par son geste, de l'importance que j'avais à ses yeux. Elle ne pouvait se montrer ainsi vêtue au garçon qui régnait sur son coeur. Un garçon qui rayonnait du bonheur que lui avait procuré l'image de sa belle.

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Le problème des amours des enfants, c'est que les adultes ne peuvent les comprendre ni en tenir compte. Je ne pouvais pas dire à mes parents, cet été-là, que je n'irais pas au chalet pour cause d'amour. C'est le coeur gros que je pris la route de Nominingue. Pour la première fois, l'idée de passer l'été à la campagne me rendait triste, immensément triste. J'abandonnais des émotions nouvelles et emportais une inquiétude qui allait me gâcher les vacances : on craint toujours qu'une longue séparation altère les sentiments qui nous habitent. Allais-je retrouver Laurette au bout de cet interminable été ? N'y aurait-il pas une catastrophe qui ferait disparaître ce monde merveilleux que nous partagions ?

L'été passa, et je retrouvai Laurette, toujours aussi éperdument amoureuse. Je ne sais quelle connaissance j'avais de l'amour à cette époque, mais je ne pouvais ignorer l'importance que prenait cette fillette dans ma vie. J'avais au moins conscience que mon existence ne serait plus jamais tout à fait la même. Je l'aimais, et ce sentiment ne s'attachait plus à quelque abstraction, mais bien à un être éminemment désirable. Et ce que j'éprouvais m'effrayait. Je ressentais au plus profond de mon coeur le désarroi qui viendrait si cette merveilleuse aventure devait prendre fin. Mais nous n'en étions pas encore là.

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