17 octobre 2007

Le comique dans le tragique

Aussi dramatique que puisse être une situation, il arrive souvent que certains des éléments qui y sont liés aient un caractère cocasse ou une légèreté qui sied mal à la nature de l'événement. Ainsi, après la brève cérémonie qui constituait l'adieu à mon fils décédé, alors qu'une grande tempête balayait Montréal, j'ai dû pousser la voiture de mon père, solidement enlisée dans la neige. L'incongruité de la situation n'échappait à personne : comment un pauvre père éploré pouvait-il en être réduit à s'échiner sur une voiture qui refusait d'avancer? En fait, le moment avait quelque chose de surréaliste, et une seule pensée traversait mon esprit : «Mais qu'est-ce que je f... là, mais qu'est-ce que je f... là?»

Il arrive aussi que la solennité d'un événement ne soit pas respectée, pour différentes raisons, notamment la bêtise. J'ai souvenir de mon cousin G. qui, d'un doigt bien irrespectueux, avait pesé sur les paupières closes de ma grand-mère maternelle étendue dans son cercueil pour «voir» si les yeux d'une personne durcissait après la mort. Je ne me rappelle plus du résultat de ce geste. Faudrait réessayer...

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Il faut le dire, les «salons funéraires», comme on disait autrefois, ne sont pas les lieux lugubres qu'on aime imaginer. Ce serait même plutôt le contraire. À une ou deux exceptions près, chaque fois que j'ai eu à me rendre en ces endroits, c'est tout juste si le «party» n'était pas pris. Pas dans le salon où reposait la dépouille, bien sûr, mais dans le fumoir. Blagues, rires et exclamations animent cet endroit, presque à coup sûr. Le scénario est toujours le même : les gens s'y rendent pour fumer ou pour échapper à la lourdeur de l'atmosphère qui règne dans le salon; au début, on chuchote, on adopte un ton respectueux, on affiche des mines graves puis, au fur et à mesure que les personnes s'y entassent, l'atmosphère se détend. Bientôt, on oublie le triste événement qui nous réunit en ce lieu et la rigolade commence. La chose est compréhensible : on rencontre là des personnes qu'on n'a pas revues depuis des lustres, des amis, des «mononc'» et des «matantes» qu'on croyait morts, des quasi étrangers communiant soudain à la même source : le salut au disparu.

Quand un de mes oncles est mort, voici sept ou huit ans, j'ai rencontré un cousin auquel je n'avais pas parlé depuis une bonne vingtaine d'années. Peut-être ne lui avais-je même jamais vraiment parlé. Eh bien, durant une bonne heure, nous avons jasé de tout et de rien devant le corps de son père, d'un ton plus léger que ne l'autorisaient les circonstances. Ensuite, un autre de mes oncles m'a décrit son voyage en Égypte, et j'ai eu grand plaisir à rencontrer une tante que j'aime bien. Bref, quand je suis parti, une évidence s'est imposée : j'avais passé un bon moment!

Je me souviens aussi, lors de l'exposition de ma belle-mère, de l'émoi qu'avait causé la visite du frère d'un joueur des Bruins de Boston. Sa venue faisait complètement oublié la raison de notre présence en ce lieu. Faut dire que le hockey, c'est important!

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À l'époque où je travaillais pour la Compagnie de la Baie d'Hudson, j'avais un bon ami, Giacomo B., un Italien qui avait émigré au Québec alors qu'il était un jeune enfant. Je connaissais toute la famille : la grand-mère, la mamma, le papa, le frère. Ils habitaient, comme il se doit, à Saint-Léonard. Une grande maison, assez luxueuse, d'une propreté impeccable. C'est que la famille ne vivait pas réellement dans la maison : l'essentiel des activités domestiques se déroulaient au sous-sol, où on trouvait cuisine, salon, salle de bains... Oui, ils dormaient à l'étage, mais c'est bien le seul moment où on pouvait les y trouver.

Giacomo était un grand sensible, et un jeune homme fort volubile, comme le sont souvent les Italiens. Et lorsqu'il se mettait en frais de raconter un événement quelconque, quelle qu'en soit la gravité, la chose prenait rapidement une tournure plutôt comique. Ainsi, on ne pouvait que sourire quand il décrivait le décès de sa grand-mère, survenu durant un repas, soudainement. Elle était morte en une seconde, pendant qu'elle mangeait. Sans avertissement, elle avait piqué du nez dans son assiette, raide morte. L'histoire ne dit pas si la famille en était rendue au dessert.

Mais le plus drôle, c'est quand Giacomo me narra la mort de sa mère. Il était triste, mais sa façon de raconter la scène était si comique que je dus faire de grands efforts pour garder mon sérieux. La famille, réunie autour du lit de la moribonde, attendait la fin avec beaucoup d'émotion. Elle avait de grandes difficultés à respirer, comme me l'expliquait Giacomo, mimant l'action : elle aspirait longuement : «Ahhhhhhhhhh!» puis, après un long délai, expirait en faisant un grand bruit : «Ffffffffff!» J'observais mon ami, captivé. C'est qu'il en mettait. Soudain, me dit-il, elle fit «Ahhhhhhhhhh!» Tous attendaient le «ffffffffff», mais il ne vint jamais. Giacomo suspendit son geste et me regarda, les larmes aux yeux; moi, je serrais les machoîres pour ne pas éclater de rire : «She was dead!», dit-il. Moi-même, je l'étais presque, mais pour d'autres raisons.

Un an ou deux plus tard, son père est mort à son tour, alors qu'il était en voyage dans sa famille, en Italie, dans la région de Bari. À la douleur s'ajoutaient, pour Giacomo, les tracas inhérents à un décès à l'étranger. Il dut se rendre sur-le-champ en Italie pour régler tous les détails bureaucratiques. C'est qu'il fallait ramener le corps au pays pour l'enterrer auprès de celui de sa douce moitié. J'imagine que la fébrilité qui habitait alors Giacomo eut l'heureux effet d'atténuer sa peine. Rien n'est simple avec les Italiens...

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À la même époque, je travaillais avec une dame d'une soixantaine d'années, madame L. Cette femme, malgré son âge, avait des coquetteries d'adolescente. Toujours élégamment vêtue, les cheveux coiffés à la perfection, elle ne ratait jamais une occasion d'exercer son charme auprès des mâles qui entrait dans son champ de vision. À coup d'oeillades évocatrices, elle vous laissait entendre tout et n'importe quoi. Elle ne vous abordait jamais autrement qu'avec un sourire enjôleur et un regard concupiscent, aviez-vous vingt ans ou soixante ans. Les plus jeunes s'amusaient de son attitude, les plus vieux se sentaient flattés.

Nous étions en janvier, de retour au boulot après les abus des fêtes du nouvel An. Je me tenais dans l'espace salon qui jouxtait la salle à manger de l'entreprise, où mes collègues dînaient. Madame L. s'approcha de moi. Je ne lui avais jamais vu cet air grave. Elle s'assit à mes côtés et commença à me parler d'une petite voix qui me surprit : habituellement, elle avait le verbe franc. Quelque chose n'allait pas, je le sentais bien. Par politesse, je m'informai de sa santé. Elle me regarda; ses lèvres tremblaient légèrement. Elle semblait si vulnérable, soudain, si loin de ce rôle d'allumeuse qu'elle aimait tant jouer.

Elle me raconta alors son Noël, un Noël dont elle ne perdrait jamais le souvenir. Elle et son amoureux s'étaient préparés avec soin pour le réveillon où ils devaient se rendre. Déjà, qu'elle évoque un amoureux me paraissait étrange. J'avais toujours cru qu'elle collectionnait les amants. Mais bon, elle avait un amoureux... Ils avaient pris la voiture et roulaient prudemment. Une fine neige tombait en ce soir du 24 décembre. Soudain, son amoureux fut pris d'un léger malaise, une douleur à la poitrine.

Je voyais ses yeux s'embuer de larmes. J'écoutais avec attention, mais sans compassion. Je ne sais trop pourquoi, mais j'avais du mal à imaginer que cette femme puisse souffrir. Elle continua son récit. La douleur ressentie par son homme devint soudain plus violente. Ne se sentant plus en état de conduire, il tourna dans l'entrée d'une maison et coupa le moteur de la voiture. Et là, me dit-elle, il exhala son dernier soupir, sous ses yeux, sans qu'elle ne puisse l'aider ou le secourir.

L'histoire n'est pas drôle, j'en conviens. Dépourvue, elle n'avait d'autre solution que d'aller cogner à la porte de la maison où son homme avait stationné la voiture avant de mourir. Le réveillon battait son plein en cette demeure. Quelle ne fut pas la surprise de ces gens de se faire annoncer qu'un mort finissait de refroidir devant leur garage. Je ne sais trop pourquoi, ce récit m'égayait. J'imaginais la tête de ces personnes, dérangées entre deux bouchées de tourtière par une vieille blonde venant leur dire que son amoureux avait trépassé presque sous leur toit. Peut-être ont-elles eu du mal à digérer...

Non, je n'ai pas ri devant madame L. Mais chaque fois que je pense à cette histoire, je la trouve plutôt croustillante. Et j'imagine que, dans la famille que madame L. mêla bien malgré elle à une page douloureuse de sa vie, on ne peut fêter Noël sans que quelqu'un se lève au cours de la soirée et dise : «Te souviens-tu de la fois où...»

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Oui, la neige tombait en ce 24 décembre mais, par quelque sombre magie, elle était noire pour madame L.

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3 octobre 2007

Ainsi soit-il...

La semaine dernière, je me suis rendu aux «funérailles» d'une vieille dame. Je mets le mot entre guillemets car il ne s'agissait pas d'une cérémonie classique. La dame était décédée au début du mois, et la réunion familiale s'est tenue trois semaines plus tard. Une courte cérémonie, en présence des cendres, la mère de mon ami Robert.

Il y avait là plein de vieilles gens qui écoutaient gravement l'officiant. Je n'ai pu m'empêcher de penser que ces personnes devaient être tenaillées par une sourde angoisse : quand on a dépassé l'âge vénérable de quatre-vingts ans, il est bien certain que l'idée de la mort doit nous habiter, surtout en des circonstances aussi lugubres. C'est alors que mon humeur est devenu chagrine. Il y avait l'adieu, bien sûr, mais aussi l'émotion de rencontrer des personnes que je n'avais pas vues depuis plusieurs années. La vie est ainsi faite que c'est souvent la mort qui nous réunit. Drôle de monde...

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Je n'éprouve pas toujours de grandes douleurs au regard de la mort d'êtres qui me sont familiers. Il y a un temps pour tout, même pour mourir. Quand, l'un après l'autre, mes grands-parents ont quitté ce monde, la chose me semblait normale. Bien sûr, j'ai ressenti une grande tristesse dans ces moments particuliers, mais j'aimais imaginer qu'ils avaient été heureux, qu'ils avaient vécu une vie satisfaisante, et qu'ils pouvaient partir la tête haute. Qu'ils étaient peut-être même contents de nous laisser, ayant au coeur le sentiment du devoir accompli.

Parfois, cependant, les choses sont moins claires, moins nettes. Quand mes beaux-parents sont décédés, je n'ai pas cru une seule seconde qu'ils avaient été heureux, vraiment heureux. Une vie de misère, sans doute ponctuée çà et là de moments de bonheur, de moments plus légers, oui, mais si profondément marquée par l'alcool qu'elle n'a pu être satsifaisante, qu'elle n'a pu être honorable. Voir ma belle-mère s'étioler longuement sur son lit d'hôpital, rongée par un cancer incurable, me semblait conséquent : une fin à la mesure de l'existence qu'elle avait vécue aux côtés d'un homme violent, un ivrogne irrécupérable. Le tableau est triste, j'en conviens : même sa mort n'a pas trouvé le moyen d'être belle.

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Si nous acceptons la mort des vieilles personnes avec résignation, c'est qu'elle nous apparaît logique, naturelle. Elle peut être déchirante, mais elle reste toujours compréhensible. C'est dans l'ordre des choses, comme on dit. Mais lorsque la mort fauche une jeune vie, l'histoire est bien différente...

Nous sortions de la période des Fêtes. Un téléphone au travail : mon fils venait d'être transporté à l'hôpital, il avait perdu conscience à son retour de l'école. Je ne m'en suis pas trop fait, sur le coup : on ne pense jamais au pire. Ce n'est qu'une fois à l'hôpital que j'ai pu mesurer la gravité de la situation. Hémorragie cérébrale. On nous a dit qu'il fallait procéder à un examen pour évaluer les dégâts, et que l'examen lui-même présentait de graves dangers. Que pouvions-nous dire? Que pouvions-nous faire, sinon nous en remettre au jugement du neurochirurgien?

Après l'examen, le médecin nous a rencontrés dans une petite pièce. L'idée de la mort avait commencé à travailler nos tripes, à les tordre cruellement. Aussi avons-nous ressenti un étrange soulagement quand il nous a annoncé qu'il allait l'opérer et que notre fils garderait sans doute des séquelles de cet accident cérébral. Peut-être ne marcherait-il plus jamais.

Nous sommes rentrés à la maison, presque heureux. Que sont des jambes quand la vie est en jeu? Nous avions prévu le pire du pire, et voilà qu'on nous rendrait notre fils bien vivant. Amoché, certes, mais vivant. Vivant. Je me souviens, nous avons commandé une pizza. La fête, quoi! Nous en étions à élaborer des plans en vue de pourvoir aux besoins nouveaux de notre fils quand le téléphone a sonné. Il était tard, ça ne pouvait qu'être de mauvaises nouvelles.

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Au chevet de mon fils, je regardais les appareils qui le maintenaient en vie, j'entendais le bip angoissant qui disait que son coeur battait toujours. Je savais qu'on n'avait qu'à éteindre tout cet appareillage pour que mon enfant s'envole, libéré. Et quand on nous a déclaré, dans le couloir, un peu rudement, que le dernier scanner ne montrait plus aucun signe d'activité cérébrale, nous avons compris. Ils attendaient notre approbation pour le débrancher. Étions-nous capables, en cet instant précis, de prendre une telle décision? J'avais l'impression qu'on nous l'imposait. Aveuglés par les larmes, nous avons accepté l'issue. Pouvait-il en être autrement?

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Nous nous sommes réfugiés chez mes parents. Toute la famille y était. C'est dans les bras de ma soeur aînée que j'ai laissé couler ma peine. Nous avions quitté l'hôpital en milieu d'après-midi, et ce n'est que vers vingt heures que le téléphone fatidique a sonné : le petit coeur de mon fils s'était tu. J'ai pris un somnifère et je me suis couché. Je croyais que, dès qu'on le débrancherait, il mourrait, mais il s'était battu encore plusieurs heures avant de céder. Une grande culpabilité m'habitait : pourquoi n'étais-je pas resté avec lui jusqu'à la dernière seconde?

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Il n'y a pas eu de cérémonie. Le tout s'est déroulé au cimetière, avant l'incinération. Peu de gens sont venus. Une énorme tempête de neige balayait alors Montréal. Un de mes cousins est finalement arrivé; c'est lui qui devait faire la courte prière qui saluerait, une dernière fois, mon fils. Les mugissements du vent s'harmonisaient au brouhaha de mon esprit : tout était sens dessus dessous dans mon crâne. L'ordre n'y reviendrait jamais complètement.

Nous étions en janvier 1977. Nicholas avait cinq ans.

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