3 octobre 2007

Ainsi soit-il...

La semaine dernière, je me suis rendu aux «funérailles» d'une vieille dame. Je mets le mot entre guillemets car il ne s'agissait pas d'une cérémonie classique. La dame était décédée au début du mois, et la réunion familiale s'est tenue trois semaines plus tard. Une courte cérémonie, en présence des cendres, la mère de mon ami Robert.

Il y avait là plein de vieilles gens qui écoutaient gravement l'officiant. Je n'ai pu m'empêcher de penser que ces personnes devaient être tenaillées par une sourde angoisse : quand on a dépassé l'âge vénérable de quatre-vingts ans, il est bien certain que l'idée de la mort doit nous habiter, surtout en des circonstances aussi lugubres. C'est alors que mon humeur est devenu chagrine. Il y avait l'adieu, bien sûr, mais aussi l'émotion de rencontrer des personnes que je n'avais pas vues depuis plusieurs années. La vie est ainsi faite que c'est souvent la mort qui nous réunit. Drôle de monde...

*

Je n'éprouve pas toujours de grandes douleurs au regard de la mort d'êtres qui me sont familiers. Il y a un temps pour tout, même pour mourir. Quand, l'un après l'autre, mes grands-parents ont quitté ce monde, la chose me semblait normale. Bien sûr, j'ai ressenti une grande tristesse dans ces moments particuliers, mais j'aimais imaginer qu'ils avaient été heureux, qu'ils avaient vécu une vie satisfaisante, et qu'ils pouvaient partir la tête haute. Qu'ils étaient peut-être même contents de nous laisser, ayant au coeur le sentiment du devoir accompli.

Parfois, cependant, les choses sont moins claires, moins nettes. Quand mes beaux-parents sont décédés, je n'ai pas cru une seule seconde qu'ils avaient été heureux, vraiment heureux. Une vie de misère, sans doute ponctuée çà et là de moments de bonheur, de moments plus légers, oui, mais si profondément marquée par l'alcool qu'elle n'a pu être satsifaisante, qu'elle n'a pu être honorable. Voir ma belle-mère s'étioler longuement sur son lit d'hôpital, rongée par un cancer incurable, me semblait conséquent : une fin à la mesure de l'existence qu'elle avait vécue aux côtés d'un homme violent, un ivrogne irrécupérable. Le tableau est triste, j'en conviens : même sa mort n'a pas trouvé le moyen d'être belle.

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Si nous acceptons la mort des vieilles personnes avec résignation, c'est qu'elle nous apparaît logique, naturelle. Elle peut être déchirante, mais elle reste toujours compréhensible. C'est dans l'ordre des choses, comme on dit. Mais lorsque la mort fauche une jeune vie, l'histoire est bien différente...

Nous sortions de la période des Fêtes. Un téléphone au travail : mon fils venait d'être transporté à l'hôpital, il avait perdu conscience à son retour de l'école. Je ne m'en suis pas trop fait, sur le coup : on ne pense jamais au pire. Ce n'est qu'une fois à l'hôpital que j'ai pu mesurer la gravité de la situation. Hémorragie cérébrale. On nous a dit qu'il fallait procéder à un examen pour évaluer les dégâts, et que l'examen lui-même présentait de graves dangers. Que pouvions-nous dire? Que pouvions-nous faire, sinon nous en remettre au jugement du neurochirurgien?

Après l'examen, le médecin nous a rencontrés dans une petite pièce. L'idée de la mort avait commencé à travailler nos tripes, à les tordre cruellement. Aussi avons-nous ressenti un étrange soulagement quand il nous a annoncé qu'il allait l'opérer et que notre fils garderait sans doute des séquelles de cet accident cérébral. Peut-être ne marcherait-il plus jamais.

Nous sommes rentrés à la maison, presque heureux. Que sont des jambes quand la vie est en jeu? Nous avions prévu le pire du pire, et voilà qu'on nous rendrait notre fils bien vivant. Amoché, certes, mais vivant. Vivant. Je me souviens, nous avons commandé une pizza. La fête, quoi! Nous en étions à élaborer des plans en vue de pourvoir aux besoins nouveaux de notre fils quand le téléphone a sonné. Il était tard, ça ne pouvait qu'être de mauvaises nouvelles.

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Au chevet de mon fils, je regardais les appareils qui le maintenaient en vie, j'entendais le bip angoissant qui disait que son coeur battait toujours. Je savais qu'on n'avait qu'à éteindre tout cet appareillage pour que mon enfant s'envole, libéré. Et quand on nous a déclaré, dans le couloir, un peu rudement, que le dernier scanner ne montrait plus aucun signe d'activité cérébrale, nous avons compris. Ils attendaient notre approbation pour le débrancher. Étions-nous capables, en cet instant précis, de prendre une telle décision? J'avais l'impression qu'on nous l'imposait. Aveuglés par les larmes, nous avons accepté l'issue. Pouvait-il en être autrement?

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Nous nous sommes réfugiés chez mes parents. Toute la famille y était. C'est dans les bras de ma soeur aînée que j'ai laissé couler ma peine. Nous avions quitté l'hôpital en milieu d'après-midi, et ce n'est que vers vingt heures que le téléphone fatidique a sonné : le petit coeur de mon fils s'était tu. J'ai pris un somnifère et je me suis couché. Je croyais que, dès qu'on le débrancherait, il mourrait, mais il s'était battu encore plusieurs heures avant de céder. Une grande culpabilité m'habitait : pourquoi n'étais-je pas resté avec lui jusqu'à la dernière seconde?

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Il n'y a pas eu de cérémonie. Le tout s'est déroulé au cimetière, avant l'incinération. Peu de gens sont venus. Une énorme tempête de neige balayait alors Montréal. Un de mes cousins est finalement arrivé; c'est lui qui devait faire la courte prière qui saluerait, une dernière fois, mon fils. Les mugissements du vent s'harmonisaient au brouhaha de mon esprit : tout était sens dessus dessous dans mon crâne. L'ordre n'y reviendrait jamais complètement.

Nous étions en janvier 1977. Nicholas avait cinq ans.

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1 commentaire:

Une femme libre a dit...

Je lisais vos billets précédents, tous bien écrits, plutôt légers et voilà qu'en reculant davantage, j'arrive à celui-ci, sobre, dépouillé et tellement poignant. Je me permets de vous offrir mes condoléances malgré toutes les années qui nous séparent de cette tragédie.