20 février 2008

La « première fois »

À la fin des années cinquante et au début des années soixante, tout ce qui concernait le sexe était évidemment tabou. Des conversations entre adultes ne filtrait jamais la moindre allusion à ce monde mystérieux et attirant. Bien sûr, nous pouvions nous amuser entre petits voisins, mais nous faisions-nous surprendre que nous étions sévèrement punis. Rien, absolument rien à la télévision ne pouvait satisfaire notre curiosité pour la chose. Notre ignorance en la matière était abyssale. Nous aurions été bien en mal d'expliquer ces sensations inédites qui, parfois, nous surprenaient. Et les livres savants qui circulaient ne nous faisaient pas plus intelligents : le temps que j'ai mis à comprendre ce qu'était la «pollution nocturne»... Les euphémismes étaient le lot de ces bonnes âmes qui prétendaient nous instruire, dont, au premier chef, le docteur Gendron qui, de triste mémoire, commettait des ouvrages qui auraient dû le vouer aux gémonies, notamment l'inénarrable L'adolescent veut savoir, un sommet de la connerie éducative.

L'amour ne pouvait être que romantique et platonique, au sens ou on comprend ce terme aujourd'hui. Le corps, dans son caractère génital, devenait le lieu de tous les vices et perversions. Y penser était déjà un crime. J'ai le souvenir d'un vieux film italien mettant en scène deux jeunes personnes à l'aube de l'adolescence. Surpris par un orage alors qu'ils sont en forêt, ils se réfugient dans une cabane abandonnée. Le garçon allume alors un feu pour réchauffer la jeune fille, mais rien n'y fait. Dans leurs vêtement trempés, ils grelottent. Ils en viennent alors à se dévêtir pour faire sécher qui son pantalon, qui son corsage. Jamais ils ne seront nus, mais ils sont ainsi découverts, et c'est le drame. On jette l'opprobre sur la fillette, qui en viendra à s'enlever la vie pour fuir les tourments qui l'accablent. Voilà, c'est ainsi qu'on concevait les rapports entre les garçons et les filles : il fallait qu'ils soient d'une absolue chasteté.

Un jour, alors que nous répétions pour la cérémonie de la première communion, je me suis fait brutalement admonester pour avoir jeté un coup d'oeil sur les fillettes qui occupaient une moitié de l'église; non seulement étions-nous séparés, mais nous devions aussi nous garder de tourner la tête en leur direction. Drôle d'univers ! On comprendra, dès lors, que ce qui était si soigneusement caché ne pouvait que nous exciter : quelles délices inconnues recelaient donc ces corps impubères pour qu'on nous en éloigne avec une telle vigueur ?

J'avais neuf ou dix ans quand le hasard a mis entre mes mains les premières images «sulfureuses» qu'il m'ait été donné de contempler. C'était dans le salon d'un barbier de la rue Gounod; on pouvait y feuilleter des magazines en attendant de se faire raser le crâne. Ils contenaient des photographies de jeunes femmes courtement vêtues, très courtement vêtues. Mais aussi légères que pouvaient être leurs tenues, rien n'était véritablement révélé. Mais les seins étaient suffisamment dévoilées pour me donner des idées qui étaient bien peu catholiques.

Quelque temps plus tard, alors que je flânais près du restaurant des Dumont, je remarquai deux «grands» qui gloussaient de plaisir en regardant une revue. Je m'approchai, mû par l'instinct. Ils essayèrent de me repousser, mais je m'obstinais. Las, ils finirent par me montrer ce que je ne devais pas voir : la photo d'une plantureuse blonde, la poitrine entièrement dénudée. Je venais de commettre un péché mortel... mais ça en valait la peine.

*

Un jour, en cherchant je ne sais trop quoi dans les affaires de mon père, je suis tombé sur un magazine pour hommes. Il s'agissait d'une publication française, Lui. Rien de bien grave dans ce magazine, que des jeunes femmes posant les seins nus. Pas d'images choquantes, mais de belles photographies en couleur que j'ai regardées... une centaine de fois, peut-être !

Une chose m'apparaissait évidente : il n'était pas bien difficile de trouver à se rincer l'oeil, mais jamais aucune image ne permettait de découvrir dans toute sa plénitude l'anatomie féminine, ce qui était prodigieusement agaçant. Des seins, des seins et encore des seins. Ce n'est pas que c'était déplaisant, mais ça devenait un peu lassant, et un rien frustrant.

Par exemple, il y avait deux ou trois films qui passaient régulièrement à la télévision en fin de soirée où nous pouvions admirer des formes féminines «en mouvement». Nous nous faisions un devoir de les regarder, chaque fois. L'un d'eux, un film allemand, Le troisième sexe, abordait le problème d'une mère qui constatait avec effroi que son fils manifestait un certain penchant pour les messieurs. Pour essayer de le ramener dans le «droit chemin», elle engageait une charmante jeune domestique qui avait pour mission, outre de faire le ménage, de séduire le fils de la famille. Ce film contenait une scène où le jeune homme se jetait sur la jouvencelle et lui arrachait ses vêtements : c'était la scène à ne pas manquer.

Puis vint un moment capital dans mon éducation sexuelle : mon premier film pornographique. L'oncle de mes amis Michel et Gilles était le propriétaire de la chose. Quand nous le harcelions suffisamment longtemps, il cédait : nous trouvions alors un lieu où aucun adulte ne pourrait nous surprendre et nous assistions à la projection. Un vieux film 8 mm en noir et blanc, un peu rayé, mais fort instructif. Tous les mystères des relations entre les hommes et les femmes m'étaient enfin révélés. Du moins, c'est ce que je croyais...

*

Je ne me souviens pas de la première jeune fille que j'ai vue nue. Peut-être était-ce Alice F., entrevue furtivement dans un couloir. Je ne me souviens pas non plus des premiers seins que mes mains ont pu caresser. Bien sûr, il y a eu Carole T., qui s'était imprudemment aventurée chez moi alors que je m'y trouvais en compagnie de quelques camarades. Nous lui avions pourtant dit de ne pas venir... elle avait une jolie poitrine. Nous l'avions «un peu» aidée à retirer blouse et soutien-gorge. Malgré son air courroucé, je ne crois pas qu'elle ait été traumatisée par cette histoire. Quelque temps plus tard, on remettait ça au cours d'une balade en voiture. Encore une fois, le spectacle fut joli. Finalement, l'entreprise ne semblait pas lui déplaire.


Il y a eu aussi Solange L. On la disait facile, aussi guettions-nous le moment où nous pourrions jouir de ses faveurs. L'occasion s'est présentée un soir où je remplaçais ma soeur comme baby-sitter chez une dame de Pont-Viau. Nous étions plusieurs au sous-sol, et Solange était ivre ou feignait de l'être. Étendue sur un lit, elle s'offrait à nous. Nous ne l'avons pas déçue.

Puis quelques autres jeunes dames m'ont permis d'en découvrir davantage sur les relations humaines, mais tout ça restait bien innocent. Qui, parmi nous, serait le premier à réellement faire la chose?

*

On dit souvent qu'on n'oublie jamais la première fois. Suis-je l'exception? Je n'ai qu'un très vague souvenir de cet instant qui aurait pourtant dû être mémorable. Ce dont je me souviens fort bien, par contre, c'est de l'avant-première fois.

Pendant de long mois, les rapports entre Christiane et moi demeurèrent chastes. Évidemment, le désir nous tenaillait, mais nous restions hésitants. Notre éducation, sans doute. Puis, petit à petit, les choses ont évolué. Les mains se firent plus curieuses, l'intimité crût. Une heureuse audace nous permit bientôt de substituer à de timides attouchements des gestes plus hardis, qui jamais, pourtant, ne nous menaient à la conclusion attendue.

Je ne m'en faisais pas. Le ciel était bleu, l'avenir, serein. Je n'avais même pas hâte d'en arriver à cette conclusion. Les instants que nous vivions ensemble étaient absolument délicieux... et excitants. Puis je ne voulais pas brusquer ma belle. Où était-ce un prétexte pour ne pas me brusquer moi-même? Faire l'amour, dans mon esprit, ce n'était pas rien. Étais-je prêt? Pouvais-je franchir ce point de non-retour? Pouvais-je quitter l'enfance et devenir un homme?

Les réponses à ces questions vinrent un dimanche soir de début d'été. Je me trouvais à Saint-Bruno, chez ma soeur R.; je gardais les enfants. Christiane était venue m'y rejoindre. La soirée était chaude, les enfants dormaient, rien ne nous empêchait de nous abandonner à notre passion. Christiane était magnifique, et magnifiquement offerte. Dieu qu'elle était belle à ce moment-là! Nos étreintes se firent brûlantes, notre ardeur dépassait tout ce que nous avions connu jusque-là. Je pétrissais son corps de mes mains d'adolescent, heureux de caresser cette peau, de la humer, de m'enivrer de son odeur. Puis je me suis étendu sur elle dans une pose qui appelait une seule fin... du moins dans la tête de Christiane. À ses mouvements, j'ai soudain compris ce qu'elle désirait. J'ai figé! Encore aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi. J'ai reculé, embarrassé. En fait, peut-être que je ne m'attendais pas à ce qu'elle soit l'initiatrice de ce moment qui devait être unique dans mon existence. Je ne sais pas.

L'ambiance se refroidit immédiatement. Gênés, tout à coup, nous avons ajusté notre tenue. Je crois que nous n'avons pas du tout parlé de ce qu'il venait de se produire. Bientôt, Christiane partit. Elle devait prendre l'autobus qui la ramènerait à Montréal. Je me servis alors un gros morceau de gâteau au chocolat et, alors que je m'apprêtais à l'engloutir, Christiane revint : elle avait raté son autobus! J'avais l'air d'un véritable con avec mon gâteau au chocolat alors que, dans ses yeux, je pouvais lire l'immense tristesse qui l'habitait. Non seulement l'avais-je rejetée mais, en plus, j'avais faim!

*

Le lendemain, je partais pour une semaine. Une semaine de camping avec des copains. Le jour où je suis revenu, nous avons fait l'amour, sans plus de cérémonie. Comme une chose normale. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je m'en souviens si peu.

*

Voilà, j'étais un homme... ou presque. Quelques jours plus tard, chez moi, alors que nous faisions l'amour, Christiane se mit à geindre fortement. Elle se trouvait sur moi. Soudain, elle a roulé sur le côté et s'est affalée, inerte. Bêtement, j'ai cru qu'elle avait un malaise. Son sourire béat démentait pourtant la chose. Que j'étais con!

***

4 commentaires:

Vagabonde a dit...

Salut mon frère. Merci pour ces confidences et tous ces souvenirs. N'arrête surtout pas d'écrire.

Savais-tu que grand-papa Hermann avait aussi été draveur ?

J'ai demandé à Thierry qu'il ajoute au prénom de son fils qui naîtra bientôt, le patronyme de notre fort gtand-papa.

Nuageflou a dit...

je pense que *faire l'amour" est le plus beau cadeau que la vie nous a donnée. Merci de ce récit.

Anonyme a dit...

C'est que votre récit nous remémore une facette de nos propres vies!

Accent Grave

Anonyme a dit...

Blog très agréable à visiter! :-)