18 septembre 2007

Les grands-parents

Depuis plusieurs années, je m'intéresse à la généalogie de ma famille. Mon père m'a précédé dans cette voie, aussi ai-je pu tirer profit de nombreux renseignements sans avoir à me décarcasser pour les trouver. Ma mère s'est également penchée sur son ascendance, ce qui m'a facilité la tâche. Mon plaisir, c'est de colliger toutes les informations que j'ai en main, de les organiser, de les classer. Bizarrement, le fait de brasser tous ces noms, toutes ces dates, tous ces lieux me rapproche de ces gens qui ont vécu avant moi. Le premier de la lignée qui a débarqué en Nouvelle-France n'est plus un nom inscrit sur une liste, mais une espèce de grand-père que j'aurais connu, une personne dont je garde un vague souvenir, une présence que j'ai un jour chérie. J'ai l'impression de créer un genre de familiarité avec ces gens d'une autre époque, qui sont à la fois si loin et si proches.

J'aime penser, par exemple, que mon arrière-grand-père Oscar, né en 1871, que j'ai réellement connu, a certainement côtoyé, alors qu'il était un jeune enfant, des vieillards qui étaient vivants à l'époque de la Révolution française. De telles constatations nous font considérer autrement les liens entre les gens et entre les générations. Elles nous rapprochent de ces fantômes que sont devenus nos grands-parents.

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Je n'ai pas connu ma grand-mère paternelle, la belle Marie-Anne, dont les photographies nous montrent un doux visage et des yeux perçants. Cueillie par la mort avant la cinquantaine, elle n'a pas eu le temps de se flétrir. Aussi a-t-elle laissé à la postérité cette figure sereine animée d'un sourire encore plus énigmatique que celui de la Joconde.

À l'époque de sa mort, en 1943, il n'était guère facile pour un homme seul d'élever des enfants. Mon grand-père Urgel se remaria donc deux ans plus tard, avec Claire, celle que, toute sa vie, nous appellerions grand-maman. Elle me faisait un drôle d'effet, cette grand-mère. Nous ne la fréquentions pas beaucoup. Normalement, nous ne la voyions qu'au jour de l'An et qu'une fin de semaine au cours de l'été, alors qu'elle débarquait au chalet. Elle enseignait le piano. Elle était gentille, oui, mais une certaine sévérité dans l'allure me la faisait craindre. Ces rares fréquentations ne me permirent jamais de m'en sentir très proche. Ses cheveux toujours coiffés en toque, ses manières un peu précieuses, ses sourcils souvent froncés la faisaient ressembler à une institutrice. Rien pour susciter la sympathie d'un enfant.

Quant à mon grand-père, je me souviens qu'il toussait beaucoup... souvenir d'enfant. Il était agent d'assurance. Ses rapports avec nous étaient plutôt formels. Il ne pouvait guère en être autrement puisque nous ne le voyions que très peu. Il n'y avait aucune familiarité dans nos échanges, et trop de politesse tue la spontanéité. Il était donc difficile de s'y attacher. Ce n'est pas que je ne l'aimais pas, mais les liens qui m'unissaient à lui étaient si ténus qu'ils ne pouvaient déboucher sur une véritable affection. Je l'aimais parce qu'il était mon grand-père, tout simplement. Bien sûr, j'aurais voulu le connaître davantage, mais la vie en a décidé autrement.

Claire est morte en décembre 1973. Quand je l'ai vue, étendue dans sa tombe, j'ai été étonné de lui découvrir une tête toute grise : sa vie durant, elle s'était teint les cheveux. Je n'avais jamais soupçonné cette coquetterie. Mon grand-père l'a suivie un mois plus tard, en janvier 1974. Il lui était sans doute impossible d'imaginer l'existence sans la douce présence de son épouse. Dans mon esprit, il s'agissait d'une bonne chose : les amoureux devraient toujours mourir ensemble.

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Avec mes grands-parents maternels, l'histoire fut bien différente. Ils étaient constamment présents dans notre quotidien. Ma grand-mère Annette nous gardait souvent ; je suis certain que tous mes frères et soeurs se souviennent des petites chansonnettes qu'elle nous fredonnait, notamment l'inusable Poulette grise, mille fois entendue. Annette, pour autant que je puisse m'en souvenir, a toujours eu cette fragilité des vieilles gens qui les rend précautionneux et peu assurés. Elle avait une peur bleue du feu et chaque soir, avant de se mettre au lit, elle versait de l'eau dans les cendriers. En fait, tout lui faisait peur.

Elle possédait une foi inébranlable. On pouvait même dire qu'elle était bigote. Elle fréquentait assidûment l'église, et de grandes illustrations du Christ et de la Vierge Marie ornaient sa chambre à coucher, au chalet. On ne lui connaissait aucun péché, sinon l'avarice, aux dires de certains. Ce qui ne l'empêchait de nous offrir des «peanuts» salées quand nous nous rendions dans son logement de la rue Christophe-Colomb; elle en avait toujours en réserve, dans son vieux buffet vitré.

Les derniers mois de sa vie ne furent pas roses. Minée par la sénilité, elle perdait tranquillement l'esprit. Nous, les enfants, pouvions nous amuser de ses écarts, mais ils n'avaient certainement rien de drôle pour ses filles et son mari. Moi et mon cousin Claude l'avons visitée quelques jours avant sa mort, à l'hôpital. Nous n'avions pas conscience que la fin était si proche. Elle s'est éteinte le 18 novembre 1967.

Dans mes yeux d'enfant, mon grand-père maternel était un roc. Souvent, pour nous amuser, nous nous bagarrions avec lui. Je revois ses poings, qui m'apparaissaient immenses. C'est lui qui nous a fait connaître Nominingue, où il avait vécu à une certaine époque. Il était serrurier pour la Commission des écoles catholiques de Montréal, mais il avait exercé d'autres métiers, dont celui de garagiste. C'était le grand-papa gâteau, celui qui nous glissait un dix sous dans les mains en souriant, qui nous emmenait faire une balade en voiture.

Grand fumeur devant l'Éternel, il consommait quotidiennement ses deux paquets de Buckingham. Il était aussi grand amateur de café et en sifflait bien une dizaine de tasses par jour. Malgré ces excès, il présentait une santé de fer. Je ne l'ai jamais connu malade, sinon vers la fin de sa vie. Et la vie, il y tenait. Ou bien il avait horriblement peur de la mort. À quatre-vingts ans bien sonnés, devant se faire opérer, il s'est résolu à arrêter de fumer, chose incroyable. On peut croire qu'il l'a regretté : il est mort quelques années plus tard, au bout d'un cancer qui lui avait enlevé toute sa vivacité, toute sa joie, après dix-huit ans de veuvage. C'était en 1985.

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Tout jeune, j'avais un troisième grand-père, grand-papa Oscar. Il s'agissait, en fait, de mon arrière-grand-père. J'en garde le souvenir à cause de sa jambe de bois. Lors d'un accident de train, les roues d'un wagon lui avaient sectionné une jambe. Il marchait donc en claudiquant. Il avait pratiqué de nombreux métiers, comme bien des gens de son époque. Il avait même été hôtelier à Rawdon, mais c'est comme maître de poste qu'il a terminé sa vie active. Je me rappelle sa maison de Saint-Ligori; l'ancien bureau de poste s'y trouvait, et je pouvais y jouer. Il contenait de vieux casiers de bois qui servaient autrefois à trier le courrier. Grand-papa Oscar est mort en 1959; j'avais cinq ans.

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C'est peut-être mon statut de grand-père qui m'incite à penser à ces vieilles personnes qui ont traversé ma vie. Je voudrais que mes petits-enfants conservent un bon souvenir de moi. Je ne suis pas encore très vieux; normalement, ils auront amplement le temps de bien me connaître et, je l'espère, de m'apprécier.

Il ne s'agit ici que d'une brève présentation. Mille anecdotes pourraient être relatées à propos de mes grands-parents. J'y reviendrai, c'est certain!

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1 commentaire:

Bunny a dit...

Vos petits-enfants ont beaucoup de chence de vous avoir.

Je n'ai malheureusement pas eu la chance de connaitre mes grand-pères. Ils sont tous les deux décédés alors que mes parents n'avaient que 19 ans et mes grand-mères ont préféré continuer leur bout de chemin seule. Je garde de précieux souvenir de mes grands-mères mais avec le temps, j'ai peur que les souvenirs ne s'effacent. J'aurais aimé qu'elles me racontent des histoires sur leur passé et sur leur vie. Mais, il ne reste que moi et mes questions sans réponse...