2 juillet 2007

Les amourettes

Il suffit parfois d'entendre une pièce musicale pour plonger dans une mer de souvenirs, et il ne s'agit pas toujours d'une expérience agréable. Les souvenirs, aussi doux soient-ils, sont souvent porteurs d'une souffrance inextinguible, souffrance qui émane de toutes ces choses que nous n'avons pu compléter, de tous ces espoirs que nous n'avons pu concrétiser, de tous ces projets laissés en plan, volontairement ou non. Et qui émane aussi de ces amours qui jamais ne se sont incarnées. Ainsi, une musique de Joaquin Rodrigo saura toujours me torturer, me faire si mal qu'il m'arrive d'être incapable de l'écouter. Cette musique évoque une si belle illusion qu'elle me donne parfois des envies de mourir. Juste des envies, parce que, finalement, j'aime profondément l'existence, et que d'espoirs je peux vivre, et que de patience je peux user, aussi vains que puissent paraître mes efforts.

Mais les souvenirs ne sont pas que noirceur et tristesse, que spleen et mélancolie. Ils sont aussi des rappels de moments joyeux ou heureux, la preuve qu'il fut bon d'être vivant, d'être jeune, d'être aimé et d'être aimant. Des clins d'oeil à notre vie qui s'étire au-delà du demi-siècle.

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Il y a des amours tragiques, de longues amours, des amours passionnées, bien sûr, mais il y a également de petites amours, celles qui viennent, comme une brise rafraîchissante, carresser légèrement notre coeur. Elles durent ce que durent les fleurs, elles sentent bon et, surtout, elles ne nous malmènent pas trop. Elles vivent une journée, une semaine, parfois une seule soirée, et même l'instant d'un soupir. Pourtant, elles s'incrustent en notre être, sans raison apparente. Je voudrais bien qu'on m'explique pourquoi je peux encore penser, à l'occasion, à cette enfant croisée dans un commerce de Saint-Alexis-des-Monts. Vision aussi brève qu'éblouissante dont je n'ai jamais pu me débarrasser. Je voudrais bien qu'on m'explique pourquoi défilent encore en mon petit crâne des images d'une dénommée Guylaine que j'ai rencontrée trois ou quatre fois. Elle aimait trop le bowling pour que je m'y attache vraiment.

Je voudrais bien qu'on m'explique, mais je crois qu'il n'y a aucune rationalité dans le fait qu'on se souvienne d'une personne ou qu'on l'oublie. Question de circonstances, j'imagine.

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Le hasard est souvent amusant. J'ai déjà mentionné en ces pages le nom de Rosanne, une jeune fille dont Gilles B. était sérieusement épris. Eh bien, des années plus tard, elle allait faire brièvement partie de la famille, en quelque sorte, en devenant la belle-soeur de ma soeur D. Son mariage n'a pas duré, et elle est retombée dans les limbes dont elle n'aurait jamais dû sortir. C'est que je ne l'aimais pas beaucoup, moi, cette Rosanne. Jeune adolescente, elle était déjà d'une suffisance horripilante. Sans doute était-elle belle mais, selon moi, elle ressemblait davantage à une poupée de porcelaine qu'à une jeune fille qu'on voudrait serrer dans ses bras.

Cette Rosanne avait une amie, Hélène Descoteaux, et Gilles aurait bien voulu que je m'en amourache. Moi, je résistais. Cette fille ne m'attirait pas. Je la trouvais un peu ronde, mais il s'agissait surtout d'un prétexte. Quand Gilles me demandait pourquoi je ne voulais pas sortir avec Hélène, je répondais : «Est big!» Compte tenu de ma prononciation (je n'ai jamais été champion de diction), ça sonnait davantage comme «a big». Longtemps, très longtemps, Gilles allait faire de ce «a big» un sujet de moquerie. En vérité, cette Hélène était sans doute une délicieuse jeune personne. Un jour, il m'a semblé qu'elle pourrait être une agréable compagne. En fait, elle était très jolie, et elle n'était pas un échalas comme Rosanne. Alors que je m'ouvrais de mes intentions à Gilles, il m'apprit qu'Hélène avait maintenant un amoureux. Fin de l'histoire.

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Je venais juste de rentrer de Nominingue. Gilles m'appela, excité : rendez-vous au parc Ahuntsic en début de soirée. Je le trouvai en compagnie d'une jeune fille que je ne connaissais pas, sa nouvelle blonde. Elle s'appelait Micheline. Elle semblait manquer d'assurance et était apparemment subjuguée par le beau Gilles. Ce crétin s'amusait à l'humilier. Par exemple, il lui demandait de m'embrasser, et elle s'exécutait, de peur de lui déplaire. Moi, pas plus fin, je profitais de l'occasion.

Je ne me rappelle plus très bien comment les choses se sont passées mais, bientôt, Gilles l'a laissée. Elle est alors devenue ma copine, et je crois bien que ce fut ma première vraie blonde «officielle». C'est elle qui m'a accompagné au mariage de ma soeur R. Mais je n'étais pas stupide, et je savais bien qu'elle sortait avec moi pour avoir le bonheur de rencontrer Gilles. Après quelque temps, j'ai décidé de mettre fin à notre relation, mais elle a beaucoup insisté pour que nous restions ensemble, tant et si bien que j'ai accepté. Oui, m'avoua-t-elle, son but premier était de ne pas s'éloigner de Gilles mais, maintenant, elle m'aimait. Sa sincérité était évidente, la mienne, un peu moins.

Micheline était plus vieille que nous et pouvait sortir plus tard que les autres filles que je fréquentais. Le plus souvent, nous nous voyions à vingt et une heures. Ce qui me laissait du temps à tuer avant de la rejoindre. C'est à cette époque que j'ai rencontré Diane L. Je l'avais déjà vue, l'hiver précédent, mais je ne m'y étais pas autrement intéressé. Un soir, elle est arrivée chez les B. Elle m'a tout de suite plu. Avec ses cheveux bouclés, sa petite bouche rouge et ses grands yeux, elle était mignonne. Il n'était pas question que je laisse passer l'occasion. Je l'ai harcelée une soirée durant, ne lui laissant aucun répit. Finalement, je l'ai coincée sur le balcon; j'exigeais qu'elle m'embrasse. Voyant que je ne céderais pas, elle s'y résolut. Ce premier baiser scella notre union. J'avais une nouvelle blonde. Le problème, c'est que j'en avais déjà une, de blonde.

Diane était très jeune, et ses parents, plutôt sévères. Aussi rentrait-elle tôt. Les choses ne pouvaient mieux se présenter. Je passais le début de la soirée avec Diane, et la terminais avec Micheline. Mais même les meilleurs stratégies ne durent qu'un temps. Un soir, Diane partit, comme d'habitude, et Micheline s'amena. Alors que j'étais avec elle, Diane revint. J'en ai oublié la raison, mais pas le résultat...

J'ai réussi à me réconcilier avec Diane... et Micheline. Mais cette «double vie» ne pouvait durer éternellement. Bientôt, je n'eus plus de blonde du tout. Le souvenir que je garde de Diane est fait de baisers sucrés, de «slows» collés et, peut-être, d'un amour qui n'était pas aussi anodin que je voulais le croire. Quant à Micheline, un sort malheureux l'attendait : un garçon que je nommerai pas ici l'a violentée, une nuit. Lorsque j'ai appris la chose, j'ai mal agi. Une des grandes hontes de ma vie. Dans les années qui suivirent, j'ai croisé Micheline à quelques reprises. Jamais plus nous ne nous sommes adressé la parole : elle se contentait de me regarder avec des yeux sombres et dédaigneux, et je me contentais de baisser la tête, piteux.

*

Rien n'est vraiment simple dans la vie. Et notre avenir repose souvent sur le hasard. Nous sommes en janvier 1970. Un «party» doit avoir lieu chez Gilles et Michel, et je meurs d'envie d'inviter une demoiselle que je trouve bien charmante, Francine Lefebvre. Le hic, c'est que cette Francine a une amie, Renée A., qui en pince sérieusement pour moi. Mais l'objet de mes rêves, c'est bel et bien la Francine, et je ne peux rien y faire. Je la connais bien, nous sommes toujours assis ensemble dans les cours d'anglais, où nous jouons aux cartes ou jasons sans autrement nous préoccuper des efforts que fait M. Tadros pour nous intéresser à la langue de Shakespeare.

Je dois l'inviter, et je me rends compte que ce n'est pas facile. Quand il s'agit de déconner, je suis toujours partant, mais là, je suis plus ou moins paralysé par la gêne. Il faut dire que la belle Francine n'est plus une enfant, presque une femme, déjà. Des courbes qu'on ne peut pas ne pas remarquer, des attitudes équivoques, des sourires enjôleurs. En sa présence, je ne suis plus le Cyrano frondeur que je sais être, mais un angoissé du coeur qui doute de ses moyens. Et puis il y a Renée qui est toujours dans les parages, obstacle délicat à déplacer, compte tenu de son statut auprès de ma belle.

Pourtant, je me lance, à la sortie d'un cours. D'une voix mal assurée, je lui demande si elle voudrait m'accompagner à une petite fête chez des copains. Elle sourit, puis accepte. Je suis ému, fortement ému : sa réponse confirme le fait que je ne la laisse pas indifférente. Je flotte pendant quelques minutes.

Elle n'est jamais venue à cette fête. Je l'ai attendue, inutilement. Mais Christiane s'y trouvait, une amie de Robert que j'avais rencontrée la semaine précédente. J'ai beaucoup bu, dit beaucoup de niaiseries, brisé mes lunettes... et observé cette jeune femme qui n'était pas sans charme.

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Il nous arrivait de traîner très tard dans les rues, ou de finir la soirée au parc Ahuntsic après avoir mangé un sandwich au poulet dans un restaurant chinois du boulevard Henri-Bourassa. Cette nuit-là, nous étions au parc. Il y avait Robert et Claude, moi, et Gilles ou Michel, je ne me souviens plus très bien. Il devait être environ deux heures du matin. La soirée achevait, nous nous préparions à rentrer. Soudain, nous aperçumes deux jeunes dames qui traversaient le parc. Nous ne trouvâmes rien de mieux à faire que de les accompagner en débitant de lourdes stupidités. Leur présence en ce lieu était quand même surprenante... et peu prudente. Quelle jeune femme s'aventurerait dans un parc, en pleine nuit? Pourtant, elles ne semblaient pas craintives, et rigolaient en nous écoutant.

Bientôt, l'une d'entre elles nous annonça qu'elle devait rentrer. L'autre nous dit de l'attendre pendant qu'elle raccompagnait son amie. Nous n'y croyions pas vraiment. Pourtant, au bout d'une dizaine de minutes, elle réapparut. Elle était plus âgée que nous. Peut-être avait-elle dix-sept ou dix-huit ans. Elle se prénommait Françoise. Nous ne rigolions plus. Que devions-nous faire? Qu'allait-il se passer? Que voulait-elle? Après quelques minutes, elle nous invita chez elle... chez ses parents, en fait. Interdits, nous étions muets. Mais nous la suivîmes. Elle habitait tout près du parc. Elle nous fit descendre au sous-sol. Son père donnait des cours d'anglais, et le sous-sol était organisé comme une classe : on y trouvait une grande table et un tableau. Nous nous amusâmes à dessiner, c'est tout ce dont je me souviens. Je ne sais toujours pas ce que cette fille désirait, ni même si elle désirait quelque chose. Nous repartîmes sans avoir rien entrepris auprès de la demoiselle. Mais, encore aujourd'hui, je me pose des questions...

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De toutes les relations que j'ai vécues, aucune ne fut plus étrange que celle que j'entretins brièvement avec une jeune fille nommée Céline Lewis. Il s'agissait d'une amie de Ginette Moran, une ancienne petite fiancée de Robert qui cherchait, selon toute évidence, à renouer avec son blond chevalier. Je ne connaissais ni Céline ni Ginette. Pourtant, un après-midi, cette dernière me téléphona, se présenta, et me dit qu'elle voulait me faire rencontrer une de ses amies. Du tout cuit, quoi! Pouvais-je refuser?

Elles arrivèrent bientôt à la maison. Je dois dire que Céline était une bien jolie fille, avec de très longs cheveux. Nous nous installâmes dans le recoin du sous-sol qui me servait de chambre. À cette époque, aucun mur n'avait encore été construit; seuls de longs rideaux séparaient mon coin de celui de ma soeur J. Nous étions tous les trois assis, silencieux, mais vraiment silencieux. Nous n'échangions aucun mot, nous ne disions rien, absolument rien. Une vraie torture. Je crois même que ma soeur intervint à un moment donné, ne supportant plus notre silence. Mais en vain. Je ne sais pas combien de temps elles restèrent, mais au moins deux heures. Aucun mot ne fut prononcé, aucun. Finalement, elles se levèrent et partirent, à mon grand soulagement. Je ne sais pas pourquoi il en fut ainsi.

Je croyais l'affaire terminée, mais quelle ne fut pas ma surprise de recevoir un coup de fil de Céline quelques jours plus tard! Elle me demanda si je voulais toujours sortir avec elle. Évidemment! Nous nous retrouvâmes au petit centre commercial Concorde. L'omniprésente Ginette accompagnait «ma» blonde. Nous nous promenâmes une bonne heure... sans échanger un seul mot. Je ne revis plus jamais Céline.

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Il resterait bien des anecdotes à relater. Peut-être y reviendrai-je, car les amourettes, malgré leur brièveté, ont toutes leur importance. Elles ont contribué, à leur manière, à façonner la personne que je suis devenu et aucune, à mes yeux, ne mérite d'être oubliée.

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4 commentaires:

Vagabonde a dit...

Très instructif sur votre personnalité, monsieur...

Une femme libre a dit...

Je me demande si tous ces noms de femmes sont authentiques ou inventés? Dangereux, votre blogue, on risque se s'y reconnaître et dans nos folies de jeunesse en plus... ;o)

Cyrano a dit...

@ une femme libre : vous savez, il est question ici d'événements qui datent de près d'une quarantaine d'années. Et puis si une personne pouvait un jour se reconnaître, il me ferait bien plaisir de jaser avec elle de ce que je rapporte en ces lignes. Je ne crois pas causer de tort à qui que ce soit.

Anonyme a dit...

This is great info to know.