15 juillet 2007

Christiane

Je dois le dire, il n’est pas facile de parler ici de ma première épouse. Non pas que j’entretienne à son égard de vieilles rancunes. Les années ont cet étonnant pouvoir d’adoucir toutes les douleurs, de calmer tous les tourments, d’effacer toutes les rages. Non, il m’est difficile d’en parler car elle est devenue, au fil du temps, une espèce d’abstraction, un personnage d’une histoire que je reconnais à peine comme la mienne. C’est que l’existence se construit et déconstruit au rythme de nos expériences, l’une remplaçant l’autre, l’une chassant l’autre. Si bien que nous finissons par compartimenter nos souvenirs, et les gens qui les habitent. Quand ces gens ne font plus partie de notre quotidien ou qu’ils ne hantent plus notre esprit, ils se figent lentement, deviennent froids comme la pierre. Il est alors bien ardu de retrouver les sentiments et les émotions qu’ils ont pu nous inspirer.

En fait, c’est quand on cesse de penser à une personne qu’elle devient un fantôme de moins en moins encombrant, un simple nom qu’on prononce parfois pour situer un événement ou une anecdote, une image fixe appartenant à une époque révolue, à un monde disparu. Aucune émotion n’est alors suscitée par son rappel. Il ne s’agit plus que d’une référence à un passé qui nous laisse indifférents.

Bizarrement, c’est en ressassant les souvenirs de mon deuxième mariage que j’en suis venu à mesurer l’immense distance qui me séparait de Christiane. J’en ai eu froid dans le dos. Se pouvait-il que près de vingt ans de vie commune ne me laissent ni pensées heureuses ni pensées malheureuses, ni amour ni haine? Se pouvait-il que toutes ces années se traduisent par un vide sentimental, un vide total? Si ce devait être le cas, à quoi m’aurait-il donc servi de vivre cette relation? Il m’est alors apparu nécessaire d’emprunter un parcours qui me conduirait en des lieux que j’avais depuis longtemps désertés. Il me fallait redécouvrir cette jeune femme, ressentir de nouveau les émotions, bonnes ou mauvaises, qu’elle m’avait fait vivre.

*

Les premiers moments de cette relation se déroulèrent dans le chaos. Non pas que les prémices en furent mauvaises. Bien au contraire. Je crois qu’on pouvait augurer d’une attirance réciproque les bonheurs, petits et grands, qui parsèment l’amour. Pourtant, un grain de sable fut déposé dans l’engrenage. Gille B. se chargea d’enrayer la machine. C’était notre premier week-end d’amoureux, nous nous trouvions avec quelques amis. La soirée s’annonçait délicieuse quand Gilles, pour une raison qui m’échappe encore aujourd’hui, soutint que j’avais tenu des propos fort désobligeants ayant Christiane comme objet. En vérité, j’ignore si j’avais ou non tenu ces propos; cependant, quand on se retrouvait entre garçons, on disait tellement de niaiseries qu’il est bien possible que j’aie prononcé des paroles peu heureuses, pour crâner. Si ce fut le cas, il n’y avait aucune nécessité, de la part de Gilles, d’en rappeler l’existence. Mais il prit un malin plaisir à les rapporter à Christiane, ce qui alourdit immédiatement l’ambiance.

Je ne me souviens pas avec précision de ce qu’il se passa alors. Sans doute essayai-je de sauver la face. Et je pense que les filles présentes s’empressèrent auprès de Christiane pour lui faire comprendre qu’il ne s’agissait que de balivernes et qu’elle ne devait pas prendre au sérieux ce que Gilles prétendait. Je cherchais un moyen de détendre l’atmosphère, de ramener une certain entrain dans la soirée. À cette époque, Robert et moi avions de curieux passe-temps; ainsi, nous nous amusions à «mâcher» des lames de rasoir et des aiguilles. Aussi avions-nous toujours sur nous ces objets qui n’ont rien d’inoffensifs s’ils sont mal manipulés. Stupidement, j’entrepris de me taillader le bras avec une lame de rasoir, pour faire l’intéressant. Mais je mesurai mal mes gestes, et les coupures atteignirent une profondeur que je ne souhaitais pas. Ce fut bientôt la panique, et je dus me rendre d’urgence dans une clinique pour qu’on y recouse mon bras. Trente-huit ans plus tard, j’en porte encore les marques. Christiane fut peut-être impressionnée par ce geste un peu fou, ou peut-être considérait-elle qu’il s’agissait là d’un témoignage d’amour. Quoi qu’il en soit, elle me pardonna ma prétendue «faute», et notre relation ne fut pas autrement menacée.

*

À mes yeux, Christiane était une jeune fille distinguée, brillante, séduisante. Dans les premiers mois de nos fréquentations, elle parlait peu de sa famille. Je savais que son père conduisait un taxi, c’était à peu près tout. Je l’imaginais en homme sévère, austère, en homme ayant de la poigne. Cette impression venait sans doute du fait que Christiane restait toujours à sa place, n’avait rien d’une jeune femme délurée, était presque sérieuse. Et que jamais elle ne m’invitait chez elle. J’en déduisais que son père tolérait mal les garçons qui pouvaient tourner autour de ses filles. Et puis nos relations restèrent tout à fait chastes un long moment. Elle m’apparaissait donc comme une bonne fille, et je la respectais. Bien sûr, de longues séances de «necking» rythmaient les soirées que nous passions ensemble, mais il nous fallut bien du temps pour en arriver à une plus grande intimité.

Avec Christiane, je pénétrais dans un nouvel univers, celui de l’engagement. Je pressentais que notre relation ne serait pas éphémère. Elle devenait ainsi précieuse. Les premiers mois furent absolument délicieux. Nous fréquentions assidûment Robert et Diane L. qui, parallèlement, vivaient leur propre histoire d’amour. Très souvent, nous nous retrouvions à quatre dans la chambre de Robert. Charles Aznavour berçait alors nos longs échanges de baisers, qui étaient ponctués de petits bouts de conversation. Nous étions bien, et vivions intensément les émotions qui nous assaillaient. En compagnie de Diane et Christiane, nous étions plutôt sages, mais nous n’avions rien perdu de notre folie. Sitôt les filles rentrées, nous déconnions tout autant qu’avant. Nous étions tous les quatre très amoureux, et les longues heures qui nous réunissaient étaient de purs moments de bonheur.

Et ce bonheur sans nuage allait nous mener jusqu’à l’été…

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1 commentaire:

Vagabonde a dit...

Belle réflexion sur les traces qu'ont laissées les personnes qui ont traversé nos vies...