5 juillet 2007

Voyages

Les voyages forment la jeunesse, dit-on. Souvent, aussi, ils nous font grisonner. Notamment quand on voyage en couple. En fait, le voyage peut avoir des vertus pédagogiques : il n'y a rien comme un périple en terre étrangère pour nous faire connaître nos limites sur le plan de la patience, et sur celui de notre capacité à endurer l'autre. Il s'agit donc d'un outil précieux pour évaluer la probabilité qu'une union résiste au temps. C'est une espèce de condensé de la vie commune qu'offre la proximité imposée par le voyage. Si on y survit les deux ou trois semaines que dure l'aventure, peut-être y a-t-il de l'espoir.

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J'ai déjà fait allusion à mon premier vrai voyage, qui nous a conduits, moi et ma compagne d'alors, sur les rives du Pacifique. Mon deuxième voyage fut d'une tout autre nature. Ce fut un voyage éclair, en fait, dans le New York du début des années soixante-dix, le New York d'avant Giuliani. Nous étions cinq, dans une voiture qui ne démarrait qu'une fois sur dix, avec Gilles B. comme pilote, sans aucun élément féminin à bord. C'est dire que nous étions prêts à déconner et à rigoler. Ce bref déplacement (si mes souvenirs sont bons, nous ne passâmes qu'une journée dans la métropole états-unienne) allait amplement nourrir mes préjugés à l'égard de cette immense ville. C'est qu'en une journée, nous en avons vu, des choses. Première image : des clochards qui dorment à même le trottoir, au milieu d'immondices. La circulation était intense, et nous roulions un peu au hasard, saisis par tout ce qui s'offrait à nos yeux. La première personne à qui nous avons adressé la parole, un cycliste noir, nous a répondu... en français. Un Haïtien perdu dans la mégapole.

Nous avons acheté de la bière. Nous sommes passés par Brooklyn et Harlem, qui constituaient alors un spectacle ahurissant. Arrêtés à un feu rouge, nous observions avec inquiétude un groupe de Noirs qui nous dévisageaient avec une évidente hostilité, couteau au poing. Nous avons dû rebrousser chemin à une intersection parce que... l'intersection avait disparu. Il ne restait qu'un immense trou. Nous regardions, incrédules, des maisons sans porte ni fenêtres, mais habitées. Nous avons vu une jeune femme courtement vêtue, mais accompagnée de deux terrifiants molosses et, quelques rues plus loin, une femme habillée comme si elle se trouvait en Sibérie au coeur de l'hiver. Plus tard, coincés dans la circulation, nous avons vu un homme descendre de son camion et tabasser le conducteur de la voiture qui le suivait. Oui, New York projetait l'image à laquelle nous nous attendions.

Pourtant, une jeune fille qui distribuait des prospectus à l'entrée d'un musée vint adoucir le portrait. Souriante, avenante, elle nous fit la conversation. Ce fut le seul élément positif de notre visite en sol américain. Nous quittâmes New York renforcés dans notre conviction qu'il s'agissait d'une ville peuplée de fous, dangereuse et menaçante.

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Michel tenait beaucoup à aller à Vancouver, et insistait pour que je l'accompagne. Je m'offris donc un petit congé conjugal et, aux frais de Michel, m'embarquai encore une fois pour cette lointaine ville.

Nous avions en tout et pour tout 150 $, une fois les billets payés. Soucieux d'économiser, nous fîmes quelques provisions avant le départ. Mais nous n'avions pas pensé qu'il y avait un bar dans le train... Le voyage se passa relativement bien, mais la bière n'était pas donnée. À notre arrivée à Vancouver, nous n'avions plus un rond!

Le voyage durait trois jours. Nos provisions devaient, elles aussi, durer trois jours. Le deuxième jour, cependant, un malheureux accident les altéra. Nous avions apporté des oeufs dans le vinaigre; je ne me souviens plus si le pot se brisa ou s'il fut mal refermé, mais le vinaigre se répandit dans tous les aliments. Je peux vous assurer que se nourrir de pain mouillé de vinaigre n'est pas une expérience agréable. Mais à la guerre comme à la guerre! Quand on a faim, on se contente de peu.

Nous passâmes la dernière soirée en train avec deux charmantes jeunes filles de Vernon, une petite ville nichée dans les Rocheuses. Nous tentions de leur enseigner des rudiments de français, une véritable partie de plaisir. Après des heures de répétition, de bavardage, de cris enjoués et de rires, un voyageur, excédé, nous pria fort peu poliment de la fermer. Il est vrai que la nuit avançait. Nous nous sommes donc calmés, puis endormis. Durant la nuit, le système de chauffage du wagon s'emballa et la température devint anormalement chaude. Enroulé dans mon sac de couchage, je me réveillai trempé de sueur. Nous venions d'arriver à Vernon. Je sortis dans la nuit hivernale en t-shirt. J'eus à peine le temps de voir les deux jeunes Canadiennes anglaises quitter le quai. Un petit signe de la main fut nos seuls adieux.

Vancouver ne se révéla pas aussi idyllique que Michel l'espérait. Nous n'avions plus un sou, aussi ne nous restait-il qu'une seule option si nous ne voulions pas dormir dans un parc : l'Armée du Salut. C'est parmi les clodos, timbrés ou non, après une douche obligatoire dans une aire ouverte, que nous passâmes notre première nuit en Colombie-Britannique. Michel n'apprécia pas l'expérience, ni moi, d'ailleurs. Dès le lendemain, nous nous mîmes en quête d'un nouveau gîte. Le Pacific Hostel nous accueillit. Une grande bâtisse à plusieurs étages qui logeait tous les jeunes errants de la ville. La discipline y était militaire, mais on pouvait y manger. Et les responsables nous donnaient quelques sous chaque semaine pour notre tabac. Ce n'était pas le paradis, mais ce n'était pas l'enfer.

Nous vécûmes un mois en ce lieu. Le jour, nous flânions dans les rues, désoeuvrés. Le soir, nous nous rendions dans le Gastown, une sorte de Vieux-Montréal à la sauce britannique. Nous quêtions quelques sous pour nous offrir une bière, puis nous rentrions au foyer. Michel ne supportait pas bien ce régime et avait le mal du pays. Il téléphona à ses parents pour qu'ils lui envoient de quoi payer le voyage de retour. Dans mon esprit, je pensais revenir sur le pouce avec Michel et utiliser l'argent qu'il recevrait pour acheter de la nourriture. Mais il ne l'entendait pas ainsi. Il m'annonça qu'il rentrait à Montréal et qu'il m'enverrait de l'argent, «dès qu'il le pourrait», pour que je puisse à mon tour revenir. La belle affaire!

Une fois qu'il fut parti, je me suis rendu compte que jamais, de toute ma vie, je n'avais été aussi libre. J'étais seul, dans une ville «étrangère», pouvant disposer de mon temps à ma guise, sans me préoccuper de quoi que ce soit ni de qui que ce soit. Alors j'en profitai pleinement, mentalement. C'était une belle sensation que de me promener au gré de mon inspiration, de faire ce que je désirais faire sans autrement m'inquiéter de plaire ou de déplaire à quiconque. Évidemment, un tel bonheur ne pouvait durer éternellement. Il me fallait trouver un moyen de rentrer à Montréal, auprès de ma petite famille. C'est Noël Chevrier, un garçon avec qui j'avais travaillé à l'ancien ministère des Postes, qui me fit parvenir l'argent nécessaire au voyage. Un beau geste, compte tenu du fait qu'on ne se connaissait pas beaucoup. Je n'ai jamais oublié sa générosité, et je lui ai rendu cet argent, bien sûr.

Le voyage de retour, en autobus, se déroula bien, d'autant plus que je fis une rencontre que je n'oublierai jamais. Nous faisions une halte de quelques heures à Calgary. Il faisait un froid de canard, aussi demeurai-je à l'intérieur de la gare routière. Bientôt, je remarquai une jeune Amérindienne qui semblait attendre le même autobus que moi. Quand la chose se confirma, je ne pouvais qu'espérer que le sort me sourit. Je montai le premier à bord de l'autobus. Peut-être viendrait-elle s'asseoir à mes côtés. Mais il en fut autrement. Une femme assez corpulente, un bébé sur les genoux, prit le siège voisin du mien. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, je jasai quelques minutes avec la dame avant de m'installer pour dormir; la nuit tombait. Quand je me suis réveillé, ô miracle, la jeune Amérindienne était à côté de moi. Elle avait échangé sa place avec celle de ma première voisine, qui désirait rejoindre une amie. Je ne m'en plaignis point. La nuit fut délicieuse. Nous parlions tout doucement pour ne pas importuner nos compagnons de route. Elle s'appelait Tricia Desnomies et se rendait chez sa tante, à Regina. Au fil des heures, notre intimité crût. Jamais mes doigts n'avaient caressé une peau aussi douce, vraiment, et je ne retrouverais jamais cette douceur. De tendres baisers adoucirent le trajet jusqu'en Saskatchewan. Nous convînmes de prendre un café en arrivant à destination mais, sitôt débarquée à Regina, Tricia constata que sa tante l'attendait. Nous nous quittâmes donc en échangeant un long regard. Évidemment, je ne la reverrais jamais. Un peu triste comme pensée, mais un souvenir heureux.

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La première fois que j'ai vu l'océan, c'était à Hampton Beach, une petite ville de la côte Est américaine, au New Hampshire. Christiane et moi avions fait garder les enfants. Notre première excursion en couple sans la marmaille. Nous avions loué une chambre dans une espèce de pension tenue par des gens d'un certain âge, bien gentils. Ils nous invitaient tous les soirs à regarder la télévision en leur compagnie, mais nous déclinions leur offre, tout au plaisir de nous trouver seuls dans notre chambre. Ce fut une semaine de rêve : il a plu tous les jours, et rien ne sied mieux à mon caractère que la pluie qui tombe. Chaque matin, j'allais m'installer sur un rocher où la mer venait se briser dans un grand fracas. Je restais là des heures, sous la pluie, ne me lassant pas du spectacle des vagues écumantes. La plage était évidemment déserte, personne ne troublait ma quiétude. Puis je rejoignais Christiane, et les heures s'écoulaient dans une douce oisiveté.

Une virée nous mena à Boston, une journée, toujours sous la pluie. Magasinage, repas, promenade, cette ville était bien sympathique, mais Dieu qu'y circuler en voiture était compliqué. Et en sortir représentait un véritable défi. Si bien qu'après plusieurs essais qui nous ramenaient toujours à notre point de départ, nous décidâmes d'emprunter une route opposée à celle devant nous conduire à destination. Et c'est au prix d'un très long détour que nous pûmes enfin rentrer à notre pension d'Hampton Beach.

Avant de revenir à Montréal, je recueillis un petit crabe égaré sur la plage. Malgré des soins attentifs et l'eau de mer que j'avais rapportée, le pauvre crabe ne survécut que quelques jours à son déracinement. L'air québécois ne lui convenait peut-être pas. À suivre...

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1 commentaire:

Vagabonde a dit...

J'ai bien aimé...