29 juin 2007

Robert

L’avantage de fréquenter une famille nombreuse comme les B., c’est que chacun a ses amis et relations, si bien que mille rencontres sont possibles. Des rencontres amicales, bien sûr, mais surtout des rencontres amoureuses. Il y avait tant de jolies filles dans notre petit cercle, à cette époque, qu’il ne s’avérait pas nécessaire d’avoir une vraie blonde. Au gré de nos humeurs, nous étions tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre. Évidemment, personne n’était à l’abri d’un coup de cœur : je me souviens de la cour effrénée que je menai auprès de Diane L. Cette cour ne fut en rien discrète ou subtile, mais elle aboutit à des résultats concluants; pour un temps, j’eus donc une blonde officielle.

Une douce euphorie baignait ces années. Tous, nous ressentions ce puissant sentiment de dominer le monde. Tout était facile, et nous n’en étions qu’à nos premiers pas dans la vie. Et des expériences excitantes nous attendaient, dont le passage au secondaire… et de nouvelles amitiés.

*

J’ai connu Robert en septembre 1967. Il n’avait pas encore douze ans et moi, j’avais fêté mon treizième anniversaire en juin. Je garde un souvenir impérissable du jour où nous nous sommes rencontrés. Nous commencions alors notre cours secondaire à l’école Saint-Jean, à Laval. Le premier jour de classe, pour je ne sais plus trop quelle raison, je me suis retrouvé au tableau, où je devais écrire les noms de différents élèves, dont celui de Robert; il s’est approché et m’a dit : «Robert C…, et écris mon nom comme il faut, sans ça, j’te casse la gueule!» Il faut savoir qu’à cette époque, Robert n’était pas bien grand : un petit blondinet qui n’impressionnait personne avec ses airs de faux dur. Je l’ai regardé, et j’ai ri. Lui aussi a ri : il ne représentait certainement pas une menace, et je pense qu’il le comprenait. Mais le sort en était jeté : comme on tombe amoureux, je crois qu’on « tombe ami ». Dès cet instant, j’ai su que j’avais un nouveau personnage dans ma vie, quelqu’un d’assez peu ordinaire. Et ce sentiment, je pense que Robert l’a aussi ressenti. Nous sommes rapidement devenus inséparables, à tout le moins à l’école. Et, incidemment, je connaissais la graphie de son nom.

Le début du secondaire a été une bonne période de notre vie. Et l’atmosphère était merveilleuse à Saint-Jean. Deux groupes tentaient de s’apprivoiser : les bums de Pont-Viau et les «fils de riches» de Duvernay. Car c’est ainsi que nous percevions la situation, née de préjugés, bien sûr, mais reposant aussi sur un fond de vérité : bums, nous l’étions, et nous le revendiquions; quant aux fils de riches, c’était une autre histoire. Une chose demeure, cependant : les deux groupes s’observaient et s’attiraient mutuellement. Certains voulaient s’encanailler, d’autres étaient séduits par un train de vie qu’ils ne connaissaient pas. La chimie résultant des interactions entre les deux groupes a cimenté nombre d’amitiés, et généré une douce folie qui allait pleinement s’exprimer l’année suivante.

Les gars de Pont-Viau, ceux de ma bande, étaient sans le sou, c’est entendu, mais non sans ressources : on faisait les quatre cents coups, on «piquait» ce dont on avait besoin ou envie, on magouillait à droite et à gauche, on se débrouillait avec les moyens du bord. Des bagarres, à l’occasion, mais jamais rien de bien sérieux. Ce côté garnement que j’affichais a certainement attiré Robert, qui désirait être à la hauteur de la réputation de son frère Daniel, déjà bien établie, côté «mauvais coups», à l’école. Mais, il faut le dire, il n’était encore qu’un enfant, à ce moment-là.

J’avais deux grands amis à cette époque, comme je l’ai déjà mentionné : les frères B., Gilles et Michel. Gilles était le plus vieux, le plus dur, le plus bagarreur, bref, le plus voyou. Michel, pour sa part, sans doute à cause de sa timidité et de son caractère effacé, jouait bien souvent le rôle de souffre-douleur dans notre petit groupe. Claude, mon cousin, joignait fréquemment notre trio. À ce noyau se greffaient d’autres « éléments » qui allaient et venaient, au gré des circonstances. Robert n’a pas immédiatement rallié notre bande. En effet, durant la première année, nos fréquentations étaient purement scolaires, nous ne nous voyions pas à l’extérieur de l’école, à quelques exceptions près, dont la fois, au printemps 1968, où je me suis fendu le crâne en chutant au mont Royal. Je suis sorti de l’hôpital la tête enturbannée, comme si je souffrais d’une fracture du crâne : l’effet était spectaculaire et m’a permis de sauter plusieurs cours de gymnastique. À cette époque, je me suis rendu une fois rue d’Ailleboust, mais je ne garde qu’un très vague souvenir de cette visite; je me souviens pourtant du chien, Prince. Et puis Robert était venu chez moi, rue Jubinville, un soir : mon père nous avait surpris à fumer (la cigarette, bien entendu). J’ai eu droit à un petit sermon après son départ. Je me rappelle aussi être allé avec Robert au Forum pour voir un spectacles des Ices Capades. Son père avait eu des billets, par le Journal de Montréal, je pense, où il travaillait alors. Il s’agit là de moments plutôt rares. Pour le reste, nous nous voyions à l’école. Même qu’à la fin de l’année scolaire, nous nous sommes laissés sans faire de projets quant à l’été qui venait. Je me souviens d’avoir rencontré Robert une fois au cours de l’été 1968 : il se promenait à bicyclette avec un camarade. Si je l’aimais beaucoup, je dois dire qu’à mes yeux, il me paraissait bien «jeune» (j’étais tellement vieux!) : il ne cadrait pas vraiment avec le reste de la «gang». Nous avions échangé un bref salut et chacun avait poursuivi son chemin. Robert allait souvent, par la suite, évoquer cette rencontre en insistant sur le fait que j’avais, à ce moment-là, l’air «bête». Tellement bête, en fait, qu’il n’avait pas amorcé la conversation, de crainte de se faire rabrouer. Peut-être avais-je l’air bête, effectivement, mais c’était le matin, et j’ai toujours eu une réputation terrible par rapport à mon humeur matinale.

La première année à l’école Saint-Jean fut merveilleuse à maints égards, et notre titulaire, M. Thibault, joua un grand rôle dans nos vies au moment où s’amorçait l’adolescence. Il y eut ces soupers de classe qui allaient créer l’esprit de corps qui unissait le groupe. Il y avait des gens merveilleux à découvrir. Je me souviens bien d’un dénommé Claude Viau. Ce garçon me séduisait par sa désinvolture, son aspect bohème, son sourire charmeur. Je lui prêtais nombre de qualités, et je pensais, sans trop savoir pourquoi, qu’il devait avoir un succès fou auprès des filles. Et puis, c’était un gars de Duvernay. Il y eut aussi la tragédie de Robert Lachapelle, un camarade de classe abattu par un policier : il se traîna jusque dans l’escalier de l’église Saint-Gilles, une balle en plein cœur, pour y mourir. La nouvelle eut évidemment l’effet d’une bombe dans la classe (et dans l’école), et je revois les professeurs jouer aux psychologues pour nous expliquer le drame, dont Lauzière, le professeur de mathématiques, qui nous enjoignait de ne pas juger notre camarade (Lachapelle avait été abattu alors qu’il quittait précipitamment une demeure où il était entré par effraction avec un comparse) : le pauvre, il ne comprenait pas qu’on se foutait des motifs (qui suscitaient d’ailleurs notre admiration plutôt que notre réprobation). Ce qui nous touchait vraiment, c’était qu’un flic avait descendu un de nos amis. La classe entière s’était rendue auprès de la dépouille, exposée, exceptionnellement, au regard des circonstances, en l’église même. Je revois sa mère, une grande blonde qui, malgré sa douleur, parvenait à nous remercier en souriant tristement.

*

Notre relation allait connaître son plein épanouissement au cours de l’année scolaire 1968-1969, l’année de la fameuse 211-A. Je n’avais encore jamais connu de classe aussi folle, et je n’en connaîtrais plus d’autres semblables, d’ailleurs. Robert et moi sommes alors devenus inséparables, jouissant pleinement de la turbulence ambiante. Tout était bien dans cette classe, et le groupe constituait un exemple tout à fait remarquable de solidarité dans la connerie. Ce fut vraiment une année de rêve : nous allions nous amuser, des années durant, à nous remémorer nos frasques et nos coups pendables. Côté amitié, cette année-là fut, je crois, déterminante pour moi et Robert. C’était à celui qui serait le plus fou, le plus téméraire; aucune limite ne venait freiner notre audace. Nous nous sommes véritablement «soudés» à ce moment-là. Dans la classe, ce n’était plus de la folie, mais bien de la démence. Notre titulaire se nommait Victorin Perron : il tint le coup. Les autres professeurs s’en tirèrent beaucoup plus mal. M. Lewis, entre autres, notre professeur d’anglais, a carrément perdu les pédales. La situation devint à ce point grave qu’il y eut une rencontre spéciale des parents; je ne me souviens pas que cette réunion ait eu quelque effet sur notre comportement.

Notre classe se trouvait au rez-de-chaussée, alors que tous les autres groupes de huitième et neuvième année étaient à l’étage. Nous nous situions donc au niveau des «grands» et, surtout, au niveau des filles du cours qu’on appelait alors «commercial». La situation était bien plaisante. Il faut dire que les filles comptait pour une grande part dans nos préoccupations.

Évidemment, le début de l’adolescence constitue une période où la pensée magique fonctionne à plein régime. Tout nous semblait possible, tout nous paraissait réalisable; rien, apparemment, ne pourrait nous résister. Nous échafaudions les projets que nous voulions, nous foutant de savoir si oui ou non nous les réaliserions. L’important, c’était de «carburer», et Dieu sait si nous carburions! Robert était le plus fou, le champion de la connerie; il se bâtissait une réputation auquel nul ne pouvait prétendre. On l’admirait ou on le craignait, personne ne savait où mènerait sa démesure. Il était extrêmement valorisant, dans cette perspective, d’être son meilleur ami; j’en étais fier, je dois le dire. Par contre, je sentais bien que l’ouragan Robert masquait une grande vulnérabilité et un immense désir de plaire : il quêtait mon approbation, et nombre de ses coups d’éclat n’avaient d’autre but que celui de m’épater. Nous formions vraiment une paire d’amis, de vrais amis : nous nous complétions. De la façon dont je perçois et comprends les choses, je pourrais dire que j’étais l’élément qui tempérait les élans trop déments du duo, alors que Robert était celui qui pouvait nous emmener en orbite.

Un autre facteur qui a concouru à créer notre «union» fut évidemment les filles. Robert mentionnait souvent qu’il avait eu une blonde, qui se nommait Ginette Moran (je ne sais si j'orthographie bien son nom). Pour ma part, je connaissais toute une flopée de jeunes filles, dont Diane B. et ses copines, Céline Smith, et d’autres encore. Robert venait parfois à Pont-Viau se mêler à la racaille; rencontrer ces jeunes personnes l’excitait beaucoup. Mais, à cette époque-là, nos relations extrascolaires n’étaient pas encore soutenues. Aussi nos confidences devaient-elles contenir une bonne part de vantardises ou de pures inventions. J’avais cependant une blonde «régulière» au cours de l’automne 1968 : Diane. Notre histoire devait se terminer avant Noël.

Plus le temps passait, plus nous étions inséparables. De fréquentes, nos relations allaient bientôt devenir quotidiennes. Quatre personnes formaient le noyau dur de notre groupe : moi, Robert, Michel B. et Claude N., mon cousin. Gilles gravitait encore autour de nous, mais ses préoccupations quant à l’argent et aux « chars » le portaient ailleurs. Sans doute pourrais-je écrire des centaines de pages sur nos innombrables frasques, mais ce n’est pas mon intention. Il faut quand même dire que ce fut une période fébrile, pleine d’expérimentations, ouverte sur un avenir prometteur.

En ce sens, l’année 1970 s’avérerait capitale.

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3 commentaires:

Vagabonde a dit...

Je reste une fidèle lectrice et je me régale.

Le Claude Viau dont tu parles, est-ce celui qui avait un chalet au bord du Lac Nominingue ?

Cyrano a dit...

Je ne savais pas qu'il y avait un Claude Viau qui avait un chalet à Nominingue. Je n'en ai donc aucune idée.

Vagabonde a dit...

Ben oui : c'est même avec lui que j'ai fait ma première... heu, bon, y a des enfants sur le site...
Il avait 14 ans, j'en avais 16. Mais ce n'est sûrement pas le même, parce que tu l'aurais su qu'il venait à Nominingue. Les parents de celui que je connaissais étaient très aisés. Et pour l'époque, plutôt laxistes (ou indifférents) : ils laissaient leur fils seul au chalet. Diane, Carole et moi avons participé à deux ou trois partys mémorables dans ce chalet (et sur leur yatch, en pleine nuit.)