16 juin 2007

Les B.

Je ne savais pas de quoi serait fait mon premier été à Laval. Auparavant, nous partions pour le chalet sitôt l'école terminée, et nous ne revenions qu'après la Fête du travail, début septembre. Maintenant, nous n'y allions plus que les fins de semaine et durant les vacances de mon père.


Un samedi après-midi, ce devait être fin mai ou début juin, un incendie éclata dans le quartier. Grande émotion sur la rue. Les curieux affluaient, les camions arrivaient rapidement, les pompiers s'affairaient à dérouler leurs longs boyaux et entreprenaient leur travail. Comme les autres, je les observais, jusqu'à ce que je tombe sur Marcel, attiré par l'agitation qui régnait. Il était accompagné d'un garçon que je ne connaissais pas. Bientôt, les pompiers maîtrisèrent les flammes, et la situation devint beaucoup moins spectaculaire. Peu à peu, les gens se dispersèrent. Je retournai chez moi en compagnie de Marcel et de son ami. Installés dans la cour arrière, Marcel et moi parlions de tout et de rien. L'autre garçon, Michel, ne se mêlait que très peu à la conversation. Il semblait gêné de se trouver là, attitude qui lui était coutumière, comme je le constaterais plus tard. Pourtant, il m'intéressait. J'ai toujours considéré que, dans l'amitié comme dans l'amour, la séduction jouait un grand rôle. Et ce garçon m'attirait. Ce sentiment, apparemment, était réciproque.

Dans les jours qui suivirent, j'insistai auprès de Marcel pour qu'il m'emmène chez son ami. Un soir, il m'y mena. Michel paraissait heureux de me revoir et, rapidement, une complicité s'établit entre lui et moi. Je venais de faire mon entrée dans le monde fascinant des B. de la rue Lahaie.

*

Michel avait quatre frères et cinq soeurs, une vraie tribu. Parmi ses membres auxquels je devais rapidement m'attacher, outre Michel, il y avait Gilles, ce garçon qui m'avait conduit au bureau du directeur le jour de mon arrivée à l'école Saint-Christophe, et Diane, une petite démone qui allait longtemps tourmenter mon pauvre coeur.

Les B., en soi, constituaient un cas qui mériterait qu’on s’y attarde longuement. Mais ce n’est pas ici mon propos. Je peux néanmoins en dresser un bref tableau. Je n’avais jamais connu de famille dysfonctionnelle, et peut-être serait-il exagéré d’ainsi qualifier cette famille-là, mais quand des frères et des sœurs peuvent s’engueuler en sacrant devant leurs parents, quand le père croise ses enfants sur la rue et ne leur adresse pas la parole, quand les enfants peuvent faire à peu près n’importe quoi en se foutant éperdument de ce que peuvent en penser les parents, quand un des garçons peut «emprunter» sans permission la voiture familiale et la ramener accidentée sans apparemment que cela le trouble, quand un autre des garçons peut briser le pare-brise de la voiture et l’annoncer gaiement à son père, je crois qu’il y a quelque chose qui cloche.

Évidemment, j’étais fasciné par cette famille d’hurluberlus. Fasciné et heureux de m’y trouver. Une telle liberté régnait en leur demeure que rien ne semblait impossible. Il suffisait d’avoir une idée un peu tordue pour qu’immédiatement elle se concrétise. Et s’il arrivait que Madame B. se fâche, cela n’affectait pas le cours des choses, et pouvait même les stimuler, à la limite.

Mais il ne faut pas être injuste. De grands moments de paix et de bonheur pouvaient aussi ponctuer la vie de cette famille. Le problème, c’est que rien n’était tout à fait normal. Par exemple, le père, un homme taciturne, peu bavard, sinon quasi muet, travaillait en soirée et rentrait souvent très tard. Eh bien, nous pouvions, moi et lui, nous installer dans la cuisine et jouer aux cartes jusqu’au milieu de la nuit. Et je n’avais que douze ou treize ans. Il est même arrivé que mon père téléphone vers trois heures du matin, inquiet, se demandant ce qu’il se passait.

Bien des années plus tard, j’ai compris que Monsieur B. détestait son travail, ce qui, apparemment, le minait. Un jour, il a quitté son emploi. J’ai alors découvert un autre homme, un homme qui pouvait sourire, parler, manifester une joie que je ne lui avais jamais connue.

Avec le temps, j’ai rencontré tous les membres de cette famille, tant les grands-parents que les oncles et tantes. Il y avait aussi de fameux numéros dans le groupe, dont l’oncle J., un célibataire d’une quarantaine d’années, à l’époque. Sa caractéristique : il possédait un film pornographique (un seul) et ne se gênait pas pour nous le présenter. Je le revois installer le projecteur et dérouler l’écran… on était encore loin des vidéocassettes et des DVD. Et c’est au son bruyant du vieux projecteur, dans la fumée des cigarettes, que nous écoutions religieusement le film, l’air faussement blasé. C’est qu’il ne fallait pas laisser voir que les images nous émoustillaient. On en avait vu d’autres, quoi !

*

Je ne vois plus les B. depuis fort longtemps. Parfois, j’ai des nouvelles, indirectement. Je rencontrais occasionnellement un des frères, le plus jeune, qui a fréquenté mon cousin un certain temps. Et, l’an dernier, j’ai passé une soirée en compagnie de son ex-femme. Les nouvelles n’étaient pas fraîches, mais il me faisait plaisir de les entendre. J’ai souvent la nostalgie des moments passés dans cette famille, de sa porte qui m’était toujours ouverte, de l’affection que me portait Madame B. Moi-même, je dois le dire, je conserve, dans un coin dans mon cœur, une tendresse bien particulière pour ces gens… spéciaux.

***

3 commentaires:

Vagabonde a dit...

Dis, c'est de qui l'illustration (ou le tableau) ?

Cyrano a dit...

@ Vagabonde : regarde sous la photographie, dans la colonne de droite. Les sources sont inscrites.

Vagabonde a dit...

Il me semblait bien que c'était un Magritte... mais je n'osais pas faire une bourde... heu culturelle en demandant «Estce que c'est de Magritte?» Bon ben, la prochaine fois je me fierai à mon instinct.