6 juin 2007

Laurette

Ce devait être en mai ou juin 1964, peut-être en 1963, je ne peux réellement m'en souvenir. Le reste, c'est un ensemble de réminescences parmi lesquelles, disséminés, se glissent des moments d'une clarté troublante malgré le temps passé.

Nous habitions alors rue Henri-Julien, à Montréal, près de Gounod. Le restaurant qui faisait le coin, anciennement opéré par les Dumont, avait été repris par les B. Rien de bien excitant pour les enfants que nous étions. Je ne savais pas encore, alors, qu'il s'agissait d'un événement qui marquerait ma vie, qui me ferait découvrir des douceurs dont j'ignorais l'existence.

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Mon quartier, tel qu'il apparaissait dans mes yeux d'enfants, allait de Saint-Denis, à l'est, jusqu'au parc Jarry, à l'ouest, et de Gounod, au sud, à Jarry, au nord. Mais, en fait, mon quartier, c'était surtout ma rue, et la ruelle entre Henri-Julien et Drolet, là où passaient des guenilloux auxquels nous lancions roches et insultes, d'un même mouvement. Ces guenilloux qui habitaient nos peurs enfantines, sujets de légendes qu'on n'appelait pas encore urbaines, ces guenilloux qui peuplaient notre imaginaire, comme l'infirme de la rue Gounod, avec sa jambe remontée dans le dos, et la vieille femme au cou courbé qui tremblait constamment de la tête : ce ne pouvait être qu'une sorcière. Nous évoluions dans cet univers, heureux, je pense, menant une vie où alternaient, le printemps venu, les parties de ballon chasseur et de « saucisse », et où nous jouions à la cachette. Il y avait tant d'enfants à l'époque, et si peu de raisons de rester à l'intérieur. Le trottoir était notre royaume, et nous y régnions en maîtres.

Un après-midi, mes soeurs et d'autres jeunes filles sautaient « à la corde à danser », jeu indémodable. Les garçons, quant à eux, s'amusaient de façon plus virile : à l'aide d'une loupe qui concentrait les rayons du Soleil, nous nous évertuions à enflammer des bouts de papiers ; les plus braves allaient jusqu'à braquer la loupe sur leur bras. C'était à celui qui endurerait le plus longtemps la brûlure. Il faut dire qu'en cette décennie des années soixante, l'éducation faisait encore des garçons de jeunes durs. Le grand souffle de la Révolution tranquille et de son idéologie égalitaire n'avait toujours pas balayé la rue Henri-Julien. Il fallait être fort, stoïque et... ridicule, sans doute. Mais personne ne se serait plaint : les rôles étaient connus, et chacun tenait le sien avec conviction.

Absorbé par les effets de la loupe, je n'avais pas immédiatement remarqué la « nouvelle » qui jouait avec mes soeurs. C'est en levant les yeux une seconde que je remarquai qu'elle m'observait avec insistance. Elle était accroupie, faisant serpenter la corde à danser sur le trottoir. Le jeu consistait à sauter par dessus la corde sans la toucher. Mais je ne m'intéressais guère à ce que faisaient les autres enfants : je regardais Laurette, Laurette me regardait. Je crois que le monde, durant un court moment, s'est figé. C'est mon premier souvenir de Laurette. Quelques instants plus tard, elle se trouvait à mes côtés, dans l'escalier, et s'émerveillait de mon audace... avec la loupe. En vérité, elle ne regardait pas ce que je faisais, elle me regardait. Ses traits sont à jamais fixés dans ma mémoire, indélébiles. Il est impossible que je trouve des mots pour décrire sa beauté irradiante et son sourire, et la chaleur qui m'envahissait alors. Ses yeux, gravés dans mon crâne, me brûlaient de leur intensité.

Je venais de découvrir une chose qui ne survient pas si souvent : le désir de l'autre pour soi. Bien sûr, à neuf ou dix ans, il ne s'agit pas d'un désir charnel. Il n'en est pas moins immensément puissant. Si puissant qu'on en oublie de se préoccuper des autres, déjà tout occupés à se fusionner par un élan irrépressible, sourds aux quolibets potentiels des camarades : jouer avec une fille, c'est le lot des fifis. Qu'importe, Laurette n'est pas une fille, elle est déjà l'assise de mon existence amoureuse. Dès ce moment, mon univers a basculé.

Laurette B. habitait rue des Belges, au nord de Jarry. Aussi bien dire sur une autre planète. Elle ne venait que les fins de semaine au restaurant de ses parents. En fait, c'était surtout sa mère, Rita, qui s'occupait du resto. Son père avait un métier dont je ne me souviens plus très bien ; soudeur, peut-être. Le vendredi venu, j'avais constamment un oeil sur la rue, en direction de Jarry, espérant son arrivée. Et quand enfin elle se manifestait, j'avais de la difficulté à respirer tant j'étais ému. Elle venait souvent avec sa soeur France. Parfois, au cours de la semaine, je marchais jusqu'à la rue des Belges, qui était un peu, pour moi, un pays étranger. D'autres enfants, des jeux semblables aux nôtres, mais dont je ne pouvais qu'être spectateur. J'espérais l'apercevoir. Mon coeur se serrait bien avant que je n'atteigne cette rue qui devenait une espèce d'objet de culte. Mon trouble était à la mesure de mon amour, de ce premier vrai amour qui tue à chaque instant mais nous ressuscite aussitôt. Un soir, après le souper, à bicyclette, je m'étais rendu devant chez elle. Son frère Yvon jouait dans la rue. Je discutais avec lui quand elle est apparue sur le pas de la porte. Elle était en chemise de nuit et ne m'avait pas encore aperçu. Quand elle me vit, elle retraita rapidement à l'intérieur, confuse d'ainsi se présenter à moi. Si rapidement, en fait, qu'elle témoignait, par son geste, de l'importance que j'avais à ses yeux. Elle ne pouvait se montrer ainsi vêtue au garçon qui régnait sur son coeur. Un garçon qui rayonnait du bonheur que lui avait procuré l'image de sa belle.

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Le problème des amours des enfants, c'est que les adultes ne peuvent les comprendre ni en tenir compte. Je ne pouvais pas dire à mes parents, cet été-là, que je n'irais pas au chalet pour cause d'amour. C'est le coeur gros que je pris la route de Nominingue. Pour la première fois, l'idée de passer l'été à la campagne me rendait triste, immensément triste. J'abandonnais des émotions nouvelles et emportais une inquiétude qui allait me gâcher les vacances : on craint toujours qu'une longue séparation altère les sentiments qui nous habitent. Allais-je retrouver Laurette au bout de cet interminable été ? N'y aurait-il pas une catastrophe qui ferait disparaître ce monde merveilleux que nous partagions ?

L'été passa, et je retrouvai Laurette, toujours aussi éperdument amoureuse. Je ne sais quelle connaissance j'avais de l'amour à cette époque, mais je ne pouvais ignorer l'importance que prenait cette fillette dans ma vie. J'avais au moins conscience que mon existence ne serait plus jamais tout à fait la même. Je l'aimais, et ce sentiment ne s'attachait plus à quelque abstraction, mais bien à un être éminemment désirable. Et ce que j'éprouvais m'effrayait. Je ressentais au plus profond de mon coeur le désarroi qui viendrait si cette merveilleuse aventure devait prendre fin. Mais nous n'en étions pas encore là.

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