20 juin 2007

Michel, Gilles et compagnie

Michel
Michel fut mon premier ami, si on peut dire. Un premier véritable ami, celui avec qui on fait les 400 coups, celui avec qui on rencontre ses premières «vraies» blondes, celui avec qui on refait le monde et on imagine ce que sera notre vie. Celui qui, d’une certaine façon, nous épate et que, en d’autres circonstances, on impressionne.

Michel a longtemps été un ami précieux, pour diverses raisons. On l’appelait «Monk», je ne sais plus pourquoi. Peut-être devinait-on en lui une certaine pudeur, et même une certaine pudibonderie, une retenue dont il ne se départait jamais… enfin, presque jamais. C’est qu’il était imprévisible, le Michel. Ainsi, il ne buvait pas d’alcool. Nous pouvions nous éclater dans les fêtes, lui, il restait sobre. Jamais une bière, jamais un verre. Jusqu’au soir où, sans avertissement, il a pris une cuite invraisemblable. Dans mon premier appartement. Noël était proche, c’est peut-être ce qui l’a inspiré. Il a brisé toutes les boules de l’arbre patiemment dressé, il a fracassé un bon nombre de verres, puis il s’est écroulé. Ça, c’était Michel.

C’est lui qui m’a appris mes premiers accords de guitare. Et c’est avec lui que j’ai joué mes premières parties de billard. Ensemble, nous avons imaginé des tours pendables. Par exemple, nous avions gratté le soufre de centaines de têtes d’allumettes (son père travaillait à l’ancien hôtel Windsor et en ramenait des quantités industrielles) et fait un tas de tout ce soufre. Nous l’avions déposé sur une petite table dans le sous-sol, recouvert d’un quelconque linge, et nous attendions notre victime. Ce fut sa mère. Elle balayait le plancher et nous faisait dos. Nous avons jeté une allumette sur le tas de soufre. Il a brûlé en une seconde en faisant un drôle de «pouf» étouffé et, surtout, en dégageant une odeur épouvantable. Sa mère s’est retournée d’un bond, interdite, incapable de comprendre ce qu’il venait de se produire.

Et il y a eu cette fois où nous avons fait exploser un énorme pétard dans la douche de tôle du sous-sol. Le bruit que cela a fait a dépassé toutes nos espérances. Le problème, c’est que la mère de Michel était au téléphone avec son père : ils ont vraiment cru, pendant quelques secondes, que la maison s’écroulait. Et puis cette autre fois où, histoire de nous divertir, nous avons allumé un feu dans la cour arrière. Rien de bien terrible jusqu’à ce qu’on ait l’idée de jeter une cannette d’essence à briquet «presque vide» dans le feu, juste «pour voir». Et on a vu! Quand la cannette a sauté, une flamme plus haute que la maison est apparue. Madame B., qui se trouvait dans la cuisine, en a été quitte pour une autre frayeur qu’elle n’était pas près d’oublier. Chère Madame B.

Oui, Michel était vraiment un bon ami. Et je croyais que ce serait pour la vie. J’en ai même fait le parrain de mon deuxième garçon. Mais il était imprévisible, je l’ai déjà dit. Et, d’une certaine façon, très peu fiable. On lui pardonnait tout, cependant. «C’est un B.», disait-on, comme si l’appartenance à cette famille pouvait excuser tous les écarts. Ainsi, à une jeune fille à laquelle j’avais fait une cour empressée, il fit l’amour sans autrement s’inquiéter des sentiments que je pourrais ressentir. Et il n’a pas hésité à m’abandonner à Vancouver, seul et sans le sou : un voyage où nous nous sommes bien amusés, mais où nous avons eu aussi un peu faim. Je ne lui en ai pas voulu puisque, d’une certaine façon, son départ m’a fait vivre des expériences que je n’aurais pas connues en sa présence.

Mais il pouvait aussi être un compagnon très apprécié. Dans les heures sombres qui ont parfois noirci mon existence, il était là. Dans les moments de grande détresse, il savait me protéger de moi-même. Et s’il manquait d’idées, il ne se faisait pas prier pour accepter les miennes, d’idées, et me suivre dans des équipées aussi folles que puériles.

Un jour de printemps, ce devait être en 1977, il m’aidait à peindre les murs de mon appartement. À la fin de l’après-midi, il est parti en me disant qu’il allait souper. Je ne le reverrais plus pendant plusieurs années. Imprévisible qu’il était, je l’ai dit.

*

Gilles
Gilles, le frère de Michel, avait un an de plus que moi. Il était bien différent de son frère. Entreprenant, gouailleur, frondeur même, il avait tout du petit voyou, ne dédaignait pas la bagarre, la cherchait parfois. Un bon compagnon quand il s’agissait de mettre en application ce que nous appelions alors des «plans de nègre». Aussi peu fiable que Michel, il était peu recommandé de se confier à lui. Son plaisir : mettre les autres dans l’embarras. Je me souviens qu’il m’avait volé un cahier dans lequel j’écrivais des poèmes adressés, secrètement, à une jeune fille qui ne me laissait pas indifférent. La joie qu’il a eue à le lui montrer, le foutu cahier…

Il avait cependant une grande qualité : rien ne lui faisait peur. Un bon garde du corps. Au moins deux fois je l’ai vu mettre en déroute de jeunes «durs» qui pensaient nous impressionner par leur nombre. Son secret : frapper le premier. Il n’y a rien comme un bon coup de poing pour disperser de faux braves. On pouvait aussi compter sur lui quand il s’agissait de faire une chose qui sortait de l’ordinaire. C’est en sa compagnie que j’ai passé mes premières nuits sur la route, à faire de l’auto-stop. Et il m’a appris à voler des batteries d’automobiles, et des cigarettes dans les automobiles. On s’amusait bien, oui.

Il avait aussi un vilain défaut : il cherchait toujours à impressionner les filles. Il suffisait qu’une demoiselle se pointe à l’horizon pour que sa personnalité change. Il devenait arrogant, nous traitait de haut et allait même, parfois, jusqu’à nous frapper. On lui pardonnait, c’était un B. Les choses ne se sont pas arrangées quand il s’est sérieusement entichée d’une jeune fille qui habitait sur sa rue : Rosanne. Il allait nous en faire voir de toutes les couleurs, avec sa Rosanne. J’y reviendrai peut-être.

Je dois cependant rendre à César ce qui appartient à César. C’est Gilles qui, après un incident sans gravité qui m’empoisonnait la vie et qui m’avait éloigné de la famille B., a renoué des liens qui s’étaient rompus. Un jour, stupidement, j’ai volontairement brisé un 45 tours qui, croyais-je, appartenait à Serge, un des B., plus vieux que nous, que nous surnommions méchamment Elvis à cause de sa prétention à vouloir chanter au sein d’un groupe minable. Mais le disque ne lui appartenait pas, il appartenait plutôt à un dénommé Normand Lapointe. Serge se mit alors à me harceler pour que je remplace le fameux disque, ce que je n’avais pas l’intention de faire. Les choses ont empiré, le harcèlement devenait plus sérieux, si bien que j’ai cessé d’aller chez les B. J’ai donc passé l’été chez moi, à lire, essentiellement. Puis, un soir, comme ça, Gilles est venu à la maison. Nous nous sommes installés au sous-sol et avons beaucoup parlé. Gilles avait apporté un disque (un autre titre que celui que j’avais brisé) pour me le faire entendre, une chanson que j’écoute encore souvent aujourd’hui : A Whiter shade of pale, de Procol Harum.

Il m’avait ouvert la porte, je m’y suis engouffré. Quant à l’histoire du disque brisé, elle a fini en queue de poisson. Serge, bizarrement, semblait heureux de me revoir, même s’il m’asticotait à l’occasion à propos du disque, mais il n’y avait plus de virulence dans son comportement. Pour ce qui est de Normand Lapointe, le pauvre garçon est décédé quelques mois plus tard, foudroyé par un cancer au cerveau; ce devait clore définitivement cette pénible saga.

La dernière fois que j’ai vu Gilles, c’était le lendemain de son mariage. Nous étions quatre ou cinq à nous être rendus chez lui pour célébrer. Avant même qu’il n’ouvre la porte, nous les entendions s’engueuler, lui et sa douce moitié; c’était du B. tout craché. Nous ne sommes même pas entrés, la nouvelle épouse ne paraissant pas du tout enchantée par notre arrivée.

Je sais que Gilles est aujourd’hui confiné à un fauteuil roulant, miné par la maladie. Il me vient parfois des envies de le visiter, mais je n’ose pas. Le passé n’a peut-être aucune importance pour lui.

*

Diane
Parmi les sœurs de Michel, il y avait la belle Diane, une jeune fille que la nature n’avait pas oubliée, côté appas. Ma venue dans cette famille attisa rapidement sa curiosité, et éveilla en moi des désirs peu avouables. C’est qu’elle était mignonne, bien tournée et, à sa manière, peu farouche. Tous les prétextes lui étaient bons pour descendre au sous-sol, là où nous nous tenions. Ses frères la rabrouaient constamment, attitude que je déplorais, compte tenu du joli spectacle qu’elle offrait. Il faut dire que, bien souvent, elle ne portait qu’une chemise de nuit et ne s’habillait que si elle avait à sortir. Et si le «hasard» faisait qu’elle devait se pencher devant moi, je ne détournais pas les yeux. Et quand elle remarquait la direction de mon regard, elle ne manquait pas de protester, avec ce sourire particulier qu’ont les femmes qui disent le contraire de ce qu’elles pensent. Oui, Diane était une aguicheuse, une «agace-pissette» comme nous disions à l’époque, vulgairement.

J’en ai rêvé, mais bien inutilement. Elle ne faisait rien pour me décourager, mais ne cédait jamais à mes avances. Bien sûr, de furtifs baisers ont été échangés, de brèves caresses ont ponctué nos rencontres, mais rien de bien sérieux ne découlait jamais de nos rapports. Elle pouvait aussi bien s’amuser à me torturer en faisant l’intéressante devant d’autres garçons que se montrer câline à mon endroit quand l’envie l’en prenait.

Je ne suis jamais «sorti» officiellement avec Diane. Mais il me reste un souvenir d’elle qui est bien peu glorieux. Si peu glorieux, en fait, que je devrais en rougir. Nous étions alors de jeunes adultes. Elle habitait chez un ami commun. J’allais souvent chez cet ami, et mon épouse voyait d’un mauvais œil cette assiduité. Sans doute Diane était-elle pour quelque chose dans mes fréquentes visites chez cet ami, mais je n’entreprenais jamais rien qui puisse être condamnable. Un soir, pourtant, la situation allait se compliquer. J’avais accompagné mon épouse à l’hôpital, où elle devait passer la nuit avant de subir une césarienne, le lendemain. Avant que je ne la quitte, elle me fit promettre de rentrer directement à la maison. Sur mon honneur, je jurai. Je ne sais quel démon s’empara alors de moi, mais je pris une autre direction que celle de mon domicile, et j’aboutis chez mon ami.

J’y passai une des plus étranges nuits que j’aie connues. À un certain moment, Diane m’invita à dormir avec elle, en «ami». Il n’y avait aucun lit de disponible pour ma carcasse. J’acceptai. Ses intentions n’étaient pas claire, ni les miennes. Et puis il y avait l’ombre de mon épouse hospitalisée qui planait au-dessus de nos têtes. Diane dormait dans un lit simple, aussi étions-nous fort à l’étroit, nos deux corps se touchant. Je dois le dire, je la désirais ardemment, mais une grande culpabilité m’habitait. Nous n’avons pas dormi de la nuit. Après quelques heures de retenue, je lui ai doucement caressé les cheveux, puis peut-être l’épaule et la hanche. Vers cinq heures du matin, elle a pris une douche puis est revenue se blottir contre moi. L’invite ne pouvait être plus évidente. Dans un dernier sursaut de dignité, je me suis levé et ai quitté ce lieu qui appelait le péché. Je n’étais pas fier de ma conduite mais, finalement, je n’avais rien fait de répréhensible. Du moins, c’est ce que je me disais.

C’est là un autre grand regret dans ma vie. Jamais l’occasion ne s’est représentée de mieux «connaître» Diane. Je l’ai revue à quelques reprises, mais jamais nous n’avons évoqué cette drôle de nuit. A-t-elle été déçue par mon comportement? C’est bien possible. Peut-être fut-ce la seule fois où elle était prête à s’offrir à moi, et j’ai laissé filer ma chance.

Quoi qu’il en soit, je suis retourné à l’hôpital, auprès de la future maman de mon troisième fils. Et alors que j’attendais le résultat de l’opération, je me suis profondément endormi. Le médecin qui m'a réveillé pour m’annoncer la naissance de mon fils fut étonné de me trouver si peu nerveux. Je ne pus que lui faire un petit sourire gêné.

*

J’ai revu Michel en de rares occasions, notamment lors d’une réunion d’anciens. Il avait tellement changé que tous s’étonnèrent d’avoir pu, un jour, le fréquenter. Mais la vie a de ces bizarreries qu’il est difficile d’expliquer : je l’ai rencontré trois fois par hasard, à Montréal. Trois fois! Combien de fois, dans une vie, peut-on rencontrer une personne par hasard? À l'une de ces rencontres, je l’ai invité à prendre un café chez moi. En homme d’affaires qu’il était devenu, il me tint un discours tout ce qu’il y avait de plus convenu. À certains de ces petits sourires gênés, cependant, je compris qu’il y avait toujours, sous la carapace, de ce Michel que j’avais connu.

***

1 commentaire:

Vagabonde a dit...

Pourquoi tu n'écris pas un roman en puisant dans tes souvenirs ? L'écriture est belle, le propos intéressant. Il n'y a pas à aller chercher bien loin pour bâtir une histoire autour.