12 juin 2007

La perfection

Il devait y avoir trois ou quatre semaines que je suivais les cours de français de Madame Hélie. Je pensais bien connaître toutes les élèves de la classe, enfin toutes celles qui, à mes yeux, présentaient un certain intérêt, sinon un intérêt certain. Aussi, quand l'apparition survint, j'en restai pantois; il me fallut plusieurs secondes avant de retrouver mes esprits.

Le terme apparition peut sembler exagéré, mais je pense qu'il traduit bien la nature de l'événement : alors que mon regard balayait la classe, machinalement, j'assistai à l'incarnation soudaine d'un ange, rien de moins. Du fond de la classe, elle s'était levée pour aller chercher quelque chose dans son pupitre (puisque le cours regroupait des élèves des différentes classes, plusieurs devaient céder leur pupitre). À sa vue, je figeai; l'ampleur de l'émotion qu'elle suscitait en mon être me paralysait. Elle était la chose la plus belle, la plus magnifique, la plus lumineuse qu'il m'avait été donné jusqu'alors de contempler. Une jeune fille de conte de fées, un fantasme vivant, une nymphe égarée dans cette classe peuplée de grossiers crétins. Une chevelure châtain clair légèrement bouclée, de grands yeux foncés, un nez délicat, des lèvres subtilement pulpeuses, des traits finement dessinés : il fallait s'incliner devant l'image de la perfection. Je me souviens qu'elle portait une blouse blanche, une jupe grise, plissée, et des souliers recouverts de velours noir... la parfaite écolière.

Ma description peut sembler dithyrambique mais, je le jure, elle rend bien mal la réalité. Cette jeune fille était d'une beauté stupéfiante, mais présentait une personnalité un peu froide. D'une grande discrétion, elle agissait avec retenue. Jamais on ne l'entendait, jamais elle ne se distinguait des autres élèves. Si bien que, bizarrement, on ne la remarquait pas. Et c'est bien pourquoi je n'en avais pas encore noté l'existence. Dès cet instant, cependant, elle occupa toutes mes pensées, hanta tous mes rêves, attisa tous mes désirs.

*

Elle s'appelait Christianne L. Son père pratiquait l'honorable métier de barbier sur le boulevard des Laurentides. Je ne suis allé me faire couper les cheveux qu'une seule fois dans son salon, par curiosité. En fait, je n'y retournai pas car je craignais d'y rencontrer Christianne : elle me terrorisait. Moi qui pouvais me montrer arrogant, moi qui croyais avoir du charme, moi qui ne craignais pas d'aborder les filles, je me liquéfiais quand son regard, accidentellement, croisait le mien. Je n'avais encore rien tenté pour m'en approcher, et je ne sentais d'aucune manière qu'elle pouvait souhaiter que je fasse un geste en ce sens. Elle n'était pas de glace, car j'aurais pu espérer qu'elle fonde; elle était de marbre, froide et lisse.

J'étais amoureux, vraiment amoureux. Une première grande douleur dans le bas-ventre, une première envie de vomir tant mes tripes se tordaient. L'effet qu'elle me faisait est indescriptible. Je n'ai pas de mots pour décrire l'état dans lequel je me trouvais. J'en devenais obsessif, mais je ne voyais pas comment je pourrais concrétiser mon ambition de la mieux connaître. Avant même d'engager la lutte, je pressentais déjà le Waterloo. Je le sentais bien, je n'avais pas les armes pour m'attaquer à l'entreprise que constituait sa conquête. Je vivais ma première grande leçon d'humilité.

*

Je pouvais parler à Marcel de mes tourments, c'était la seule personne en qui je pouvais avoir confiance. On le sait, à cet âge, il n'y a rien de plus jouissif que de révéler les petits secrets de ses camarades, surtout s'ils sont bien embarrassants et qu'ils concernent les affaires de coeur. Mais je pouvais compter sur Marcel. C'est lui qui m'apprit que l'objet de ma passion avait déjà été la petite amie de Denis C., un garçon que je jugeais insignifiant et peu séduisant. Mon dépit fut grand. Si cet imbécile avait pu susciter l'intérêt de la belle mais distante Christianne, pourquoi n'y parvenais-je pas? De quoi me faire douter de toutes mes qualités.

Un matin d'hiver, durant la récréation, alors que les élèves s'agitaient en tous sens, Muriel Chalifoux s'est approchée de moi en ricanant. Le doigt pointé en direction d'un tas de jeunes filles surexcitées qui hurlaient, elle me dit : «La fille là-bas, avec le manteau bleu, elle t'aime.» Phrase enfantine, assassine. Près du groupe se tenait Christianne, dans un manteau bleu. Je n'ai pas perdu conscience, même si je ne respirais plus. Allais-je donc connaître les délices de l'amour partagé? Je ne tardai pas à comprendre qu'il y avait beaucoup de jeunes filles qui portaient un manteau bleu. L'illusion a peut-être duré quelques heures ou quelques jours, je ne m'en souviens plus. Mais, la vérité, c'est qu'il ne s'agissait pas de la belle Christianne, mais plutôt d'une autre fillette qui se nommait Ghislaine D., un laideron, à mes yeux. Je trouvais même gênant, sinon insultant, qu'une fille si ordinaire puisse s'intéresser à moi. Que croyait-elle? Dans ma superbe, je la dédaignais, et ne me vantais certainement pas de sa conquête. Je n'avais toujours d'yeux que pour l'insaisissable Christianne.

*

La fin de l'année scolaire approchait, et la situation n'avait absolument pas évolué. Je brûlais toujours d'amour pour la fille du barbier, mais elle restait insensible à mon charme. Puis la rumeur courut dans l'école : les élèves les plus brillants allaient passer directement au secondaire, sautant ainsi la septième année qui, à cette époque, était la dernière année du primaire. On le devine, Christianne faisait partie de l'élite. Mon désarroi était tel que je ne pus rentrer directement chez moi après l'école. Je me souviens m'être assis au coin de la rue, prostré, malheureux comme une pierre. Elle allait disparaître de ma vie sans que j'aie eu le courage de lui faire part de mes sentiments. Si je n'avais pas été si lâche, je me serais levé pour me rendre chez elle et lui avouer mon amour. Je rentrai plutôt chez moi, accablé, impuissant, désespéré.

*

Christianne ne sauta pas la septième année. Elle était même dans ma classe cette année-là. Qui plus est, elle occupa le bureau à côté du mien durant une bonne partie de l'année. J'étais toujours amoureux, mais mon idiotie s'était terriblement aggravée. L'adolescent que je devenais ne pouvait attirer son attention que par des pitreries qui ne rehaussaient en rien l'image qu'elle pouvait avoir de moi. Bien sûr, une certaine camaraderie résulta de notre proximité, mais jamais n'évolua vers le genre de relation que je souhaitais. L'année passa, l'amour passa. Christianne était devenue un peu plus réelle, je l'idéalisais un peu moins, et le secondaire approchait. Il y avait là matière à me distraire.

*

L'histoire aurait pu se terminer là. Pourtant, les hasards de la vie firent que je revis Christianne et Ghislaine, une fois adulte. Un soir, je me tenais dans le hall de l'hôtel Iroquois, dans le Vieux-Montréal, pieds nus, comme il seyait au hippie que je croyais être, vêtu d'un jean crasseux, ivre. Et je prétendais, allez savoir pourquoi, que j'étais magicien. Christianne entra dans le hall, accompagnée d'un charmant garçon. Bien vêtue, bien mise, élégante, souriante. Elle observa quelques secondes mes piètres efforts pour faire le magicien. Désarmé par sa présence, mort de honte, je m'enfonçais dans mes jeux stupides, aucune issue ne s'offrant à moi. J'ignore si elle m'a reconnu; elle n'en a rien laissé paraître, et c'est aussi bien.

Quant à Ghislaine, je l'ai revue alors qu'elle était caissière dans un magasin de Laval. À son visage empourpré, je compris qu'elle savait très bien qui j'étais. Et si je n'avais pas été avec mon épouse, je crois bien que je lui aurais fait la causette. À l'observer, j'appris une chose : c'est des plus vilains cocons que naissent les plus beaux papillons. Elle aussi, elle était devenue une bien jolie chose.

***

1 commentaire:

Vagabonde a dit...

Et la suite ?

Tu sais, quand on commence un feuilleton, les lecteurs sont en droit d,:avoir la suite dans un délai précis.

La loi du marché... :-))))