16 juin 2007

Aparté : mononc' Maurice

À l'époque où nous vivions à Montréal, nous habitions au-dessus de notre tante Bado et de notre oncle Maurice. De plus, à Nominingue, les chalets des deux familles étaient construits sur des terrains adjacents. Nous avons donc vécu fort longtemps à proximité de mononc' Maurice.

Quand j'étais enfant, mon oncle m'apparaissait comme un personnage bien austère. Grand amateur de «liqueur», comme on disait, il a certainement compté pour beaucoup dans les profits des entreprises Kik Cola et Pepsi. Mais jamais il ne buvait d'alcool. Peut-être, dans les grandes occasions, a-t-il trempé ses lèvres dans un verre de vin, mais je n'en suis pas sûr. Mais il fumait. La plupart du temps, il roulait ses cigarettes, avec une dextérité remarquable; si je ne m'abuse, il parvenait même à rouler d'une seule main. Il fumait du tabac British Consol; j'ignore si cette marque existe toujours.

Mon oncle me semblait bien sévère. Il n'était pas du genre à rire aux éclats, ni à longuement bavarder. Et il faisait souvent de drôles de remarques que je ne comprenais pas, affichant alors un sourire en coin. Ma tante me disait de ne pas m'en faire : ton oncle est un pince-sans-rire, affirmait-elle, et il aime bien rire dans sa barbe. Je comprenais encore moins : mon oncle n'avait pas de barbe, et j'aurais été bien en peine de dire ce que signifiait le mot pince-sans-rire. J'imagine que j'acquiesçais, bêtement, avant de retourner à mes jeux.

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Un jour, lors d'une campagne électorale, moi et mon cousin Claude, fils de Maurice, nous amusions à lire les listes électorales qu'on agrafait sur les poteaux de téléphone. À côté du nom des électeurs, on inscrivait leur métier ou profession. C'est ainsi que j'appris que mon oncle Maurice était «Opérateur». Tout un émoi : j'ignorais que mon oncle était médecin. Dans mon esprit, un opérateur était une personne qui opérait les gens. Je fus fort impressionné par cette révélation. Et ce n'est que quelques jours plus tard, après en avoir parlé à mes parents, que je compris qu'un opérateur n'était pas un chirurgien. Cela n'affecta en rien l'estime que je pouvais porter à mon oncle.

À vrai dire, mon oncle était un brave ouvrier, comme mon père, qui se prénomme aussi Maurice. Il travaillait dans une entreprise de fabrication de meubles en métal, je crois. Et le soir, quand le beau temps arrivait, il faisait des travaux de terrassement pour la Commission scolaire de Montréal. En ce temps-là, il faut le dire, on travaillait dur, et on ne se plaignait pas. Les hommes partaient tôt le matin et ne revenaient qu'à la toute fin de l'après-midi. Mon père, par exemple, revenait à la maison vers dix-huit heures. J'allais souvent l'attendre à l'arrêt d'autobus, au coin de Saint-Denis et Gounod. Il était relieur dans une compagnie de la rue de la Montagne (Crites and Riddles, si mes souvenirs sont bons). Et le jeudi soir, le vendredi soir et le samedi, il se transformait en vendeur chez Sauvé Frères, une mercerie installée sur la rue Saint-Hubert. De plus, il lui arrivait de donner un coup de main à mon oncle dans ses travaux de terrassement. Comme on peut le voir, on ne réchignait pas à l'ouvrage, à cette époque. Tout était bon pour quelques sous.

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Un soir d'été, j'étais seul à la maison avec mon père. J'ignore ce que je faisais à la maison, la raison de ma présence à Montréal. Peut-être avais-je été malade, je ne me souviens plus. Quoi qu'il en soit, j'étais là. Je jouais sur le perron quand mon oncle est sorti et m'a demandé si j'avais envie d'aller aux courses avec lui. Invitation surprenante, une première dans ma vie. Non, il ne s'agissait pas de courses de chevaux, mais bien de courses de «chars». Fort de l'autorisation de mon père, j'ai accepté d'accompagner mon oncle. Nous nous sommes rendus au Fury Speedway (je pense que cette piste de course se trouvait à Saint-François, sur l'île Jésus, mais je n'en jurerais pas). La plupart des voitures qui coursaient étaient de vieilles bagnoles rafistolées. Outre les courses, il y avait aussi des concours tout à fait sidérants pour l'enfant que j'étais : certains concurrents, à bord de leur voiture, s'engageaient à toute vitesse sur une rampe et tentaient de «sauter» au-dessus d'une longue rangée d'automobiles. Le plus souvent, ça se terminait dans un immense fracas de tôles froissées. Mais le clou du spectacle, c'était la course de «démolition». La piste ovale devenait une piste en 8 et les pilotes se lançaient avec frénésie dans une compétition où la seule régle était de survivre. Les voitures se tamponnaient allègrement; on couronnait le conducteur au volant de la dernière voiture à rouler. Des souvenirs impérissables!

Je suis retourné deux ou trois fois aux courses avec mon oncle Maurice, au Fury Speedway ou au Riverside Speedway. Chaque fois, ce fut une mémorable soirée.

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Mon oncle possédait un gros camion dont la «boîte» était, en fait, une plateforme ceinte de panneaux de bois peu élevés qui faisaient office de rambarde. Il s'en servait pour ses travaux de terrassement et, à l'occasion, pour se déplacer, notamment pour «monter» à Nominingue. Parfois, quand il n'avait rien à transporter, il invitait les enfants à faire le voyage dans les Laurentides à bord de la «boîte». C'était la fête, évidemment, et un privilège, les plus jeunes n'ayant pas le droit d'embarquer. Aujourd'hui, on l'emprisonnerait pour négligence criminelle; à l'époque, rien de plus normal. Le voyage commençait dans l'allégresse. C'est qu'on se faisait brasser et qu'on rigolait. À chaque secousse, nous volions de quelques pouces dans les airs. Les plus audacieux essayaient de rester debout sans appui, mais il s'agissait là d'un exercice bien difficile. Bref, on s'amusait ferme. Mais le voyage était long; il durait un bon trois heures. Et quand la brunante venait, quand le soleil se couchait, le vent passait de rafraîchissant à cinglant, et notre enthousiasme refroidissait tout autant. Si, au hasard des villages que nous traversions, il fallait ralentir et même arrêter, nous en remercions le ciel. Ce répit de quelques secondes était le bienvenu.

Bien sûr, aussitôt arrivés au chalet, nous sautions en bas du camion, très heureux d'être enfin à destination. Et nous oubliions immédiatement les désagréments du voyage. Si bien qu'à la fois suivante, lorsqu'il était question de «monter dans la boîte», personne ne voulait céder sa place.

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Dans mon souvenir, mon oncle Maurice était un fervent catholique, un homme honnête, un homme posé. Et s'il pouvait parfois être en colère, il ne le manifestait guère, même lorsque son fils aîné (ou son ami, l'histoire n'a jamais été très claire sur ce point) embrassait violemment un arbre avec la Gogomobile familiale. Je revois mon oncle, stoïque, suivre son fils sur le chemin du lac, silencieux, pour aller récupérer la voiture, puis passer les quelques jours qui suivirent à essayer de la réparer. Les dommages n'étaient pas si graves, il s'agissait de débosseler le capot. Mais le ventilateur était brisé, il fallait en trouver un. Et des Gogomobile (oui, c'était réellement le nom de ces voitures allemandes), on n'en trouvait pas des masses au Québec, surtout dans un coin perdu comme Nominingue. Contre toute attente, après des recherches infructueuses auprès des vendeurs de pièces de voiture de la région, on apprit qu'une dame du village possédait une voiture de cette marque, laquelle dormait dans son jardin, apparemment inutilisable. Mon oncle lui acheta le fameux ventilateur, et l'histoire connut un heureux dénouement.

Une fois, une seule fois, j'ai entendu mon oncle pousser un juron que je ne peux répéter ici. C'était peu de temps avant notre déménagement à Pont-Viau. Quelques jours auparavant, Claude et moi nous amusions à «pitcher» des roches. L'idée : les lancer le plus loin possible. Le défi : les lancer sur le toit de notre maison alors que nous nous tenions de l'autre côté de la rue. Certaines atteignirent l'objectif; d'autres frappèrent le mur de la maison; une, malencontreusement partie de ma main, fracassa une vitre. Comme nous déménagions, comme mes parents avaient vendu leur partie de la maison à mon oncle, mon père paya la vitre brisée. Mon oncle se rendit donc à la quincaillerie la plus proche et en revint avec une vitre taillée aux dimensions voulues. Nous le regardions travailler avec grand intérêt. Il déposa à plat le cadre de bois de la fenêtre, le débarrassa du vieux mastic qui retenait les derniers éclats de verre, puis entreprit de déposer la nouvelle vitre dans le cadre. Cette vitre, d'une bonne grandeur, n'était pas facile à manipuler. Et ce qui devait arriver arriva : elle lui glissa des mains et éclata en mille morceaux lorsqu'elle frappa le cadre. Oui, c'est la seule fois où j'ai entendu mon oncle sacrer...

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Mon oncle était peu scolarisé et ne parlait pas anglais, malgré son patronyme. Pourtant, il était le fils d'un immigrant irlandais. Ce dernier, orphelin, était arrivé au Canada alors qu'il était encore un jeune enfant. Je ne connais pas son histoire. On peut penser qu'il a vécu au sein d'une famille francophone et que c'est ainsi qu'il a appris le français. D'ailleurs, il a épousé une Canadienne française. Bref, mon oncle ainsi que ses frères et soeurs étaient de purs Québécois.

Mon oncle était aussi un homme simple, peu enclin aux excès. Si peu excessif, en fait, qu'il est la seule personne que je connaisse qui ait reçu une contravention pour avoir roulé trop lentement. Les policiers l'avaient arrêté sur la route 117 alors qu'il ralentissait dangereusement la circulation. Faut le faire!

Grand sédentaire, il ne voyageait jamais, si on exclut les aller-retour entre Montréal et Nominingue et sans doute quelques virées dans la région d'Ottawa, où on avait de la famille. Personne n'aurait jamais pu le faire monter à bord d'un avion. Et c'est sans doute après avoir beaucoup insisté que son fils parvint à l'emmener en Floride à bord de son autocaravane. Ironie du sort, cet homme qui avait peu bougé au cours de sa vie s'éteignit loin de chez lui, à Knoxville, au Tennessee, en route vers le soleil. C'était le 22 février 1989.

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1 commentaire:

Vagabonde a dit...

Quels beaux souvenirs...

Je revois aussi mon'oncle Maurice debout sur la plage, à Nominingue. Il ne se baignait jamais, ne se faisait jamais «griller". Il nous regardait nous ébattre, droit comme un I, fumant tranquillement une cigarette.

C'était mon parrain, je l'aimais beaucoup, mais je n'ai même pas le souvenir d'avoir eu une conversation avec lui ! C'est qu'il était silencieux. Et tellement calme.

Pour ce qui est des voyages dans la «boîte du camion», oui ce qu'on a rigolé ! C'était effectivement extrêmement dangereux. Pourtant, nous en sommes tous réchappés !

Je me souviens qu'une fois, à Nominingue durant la semaine, j'avais une rage de dent. Je devais avoir environ 9 ans, et mon père était en ville, mais oncle Maurice sans doute dans sa semaine de vacances. Maman a demandé à mon'oncle s'il pouvait nous emmener à l'Annonciation pour y trouver un dentiste. Comme elle avait emmené un bébé (Patrice ou Hélène ?), il n'y avait de la place que dans la «boîte». J'y suis montée, la joue enflée par un abcès. Le dentiste était un con, il m'a fait un mal de chien et j'ai hurlé. C'est la première fois que j'ai entendu mon'oncle avoir un mot désobligeant (en l'occurence envers le dentiste) et une attention personnelle envers moi : il s'est arrêté à l'épicerie sur le chemin du retour pour m'acheter... un bonbon !!!

Merci, Cyrano, de nous rappeler ces bons souvenirs.