8 juin 2007

Premier regret

Je ne pouvais savoir, à cette époque, que le stade du parc Jarry allait jouer un rôle non négligeable dans mes relations avec Laurette. Bien sûr, ce stade n'avait pas encore les dimensions qu'il prendrait avec l'arrivée des Expos, quelques années plus tard, mais il accueillait déjà des joueurs de baseball de je ne sais trop quelle ligue.

Septembre, l'automne qui approche, les soirées qui rafraîchissent. Des heures heureuses m'attendaient. J'ignore comment l'idée lui est venue, peut-être de conversations tenues avec des habitués du stade, mais Madame B. pensa qu'elle pourrait vendre du café chaud et des croustilles aux spectateurs des matchs. Il n'y avait sans doute aucun service de cantine à cet endroit, et elle a saisi l'occasion. Et fait de moi et Laurette ses partenaires d'affaires. La chose était simple : nous emportions du restaurant des cafés et quelques sacs de chips que nous écoulions durant les parties. Quand nous avions tout vendu, nous retournions au restaurant, où Madame B. nous approvisionnait. Évidemment, nous gardions quelques sous des profits qu'elle engrangeait.

À vrai dire, je me moquais bien de l'aspect financier de ce petit commerce. Il m'offrait surtout l'occasion d'être en compagnie de Laurette, et une excuse pour traîner un peu plus tard dans les rues. Et à mesure que la soirée avançait, nous ralentissions le boulot, pour être un peu plus longtemps ensemble. L'aller n'était pas commode, les bras encombrés des cartons de cafés et des sacs de chips mais, au retour, c'était une autre histoire.

Je dois l'avouer, Laurette était plus entreprenante que moi. J'ai souvenir qu'elle fut la première à prendre ma main. Nous marchions sur Gounod comme des « grands », main dans la main. L'audace de la chose me bouleversait. Je sais, tout cela semble bien ridicule mais, pour moi, ce simple geste prenait des allures d'aventure fabuleuse, de conquête d'un monde inconnu et délicieux. Nous n'étions plus des grands, mais bien des géants. Comme le chantait Brel, « je volais, je le jure ». J'étais roi et maître, sentiment que je ne ressentirais de nouveau que quelque trente ans plus tard. Dans ma tête résonnait un air à la mode, et des vers que je n'oublierais plus jamais : « Et les yeux dans les yeux, Et la main dans la main, Ils s'en vont amoureux, Sans peur du lendemain ». Je ne connaissais pas encore Françoise Hardy, mais cette chanson était tellement populaire que personne n'en ignorait les paroles.

Et alors que nous marchions, Laurette se collait sur moi. Dans mon petit cerveau de mâle, sans doute l'aurais-je voulu fragile et innocente, mais elle était tout le contraire. Je revois la scène comme si j'y étais toujours. Ses yeux brillaient, la nuit la faisait encore plus séduisante, la rendait plus audacieuse. Elle cherchait à m'entraîner en quelque recoin pour m'embrasser. Je suppose que la panique m'a saisi, que l'urgence de son désir m'a déstabilisé. Jamais je ne l'ai embrassée, jamais. Jamais mes lèvres d'enfant ne se sont posées sur ses lèvres d'enfant. Peut-être qu'à cet instant précis, nous n'étions justement plus des enfants, mais deux êtres aimants, dont l'un se sentait incable d'assumer la conclusion qu'imposait la flamme qui les consumait. Jamais je ne l'ai embrassée et, aujourd'hui, je livrerais bien mon âme au diable pour revivre l'enivrement de ce moment, pour une fois, une seule fois, étreindre cette femme-fillette et oser le baiser que je lui refusai alors. C'est là mon premier regret.

*

Le plus vif souvenir que je garde de cette époque a trait à un court moment passé en compagnie de Laurette. Un samedi, pour une raison dont je ne me souviens plus, je m'étais rendu avec elle sur la rue Saint-Denis. La pluie nous avait surpris et nous étions revenus au restaurant en courant. Et là, assis de part et d'autre de l'entrée, sur le rebord des grandes fenêtres du restaurant, nous nous trouvions face à face, et nous nous regardions, simplement, heureux, tellement heureux d'être là. Elle portait une petite veste en velours côtelé de couleur verte, je la revois. Je ne sais plus si nous avons ou non parlé. Par contre, je sais que nous comprenions que cet instant était unique, et qu'il ne reviendrait plus.

*

La chose peut paraître bizarre, mais je ne me rappelle pas la fin de cette histoire. Parallèlement à ce que je vivais avec Laurette, j'entretenais une relation amicale avec son frère Yvon. En fait, Yvon, mon cousin Claude et moi formions un trio de copains et, c'est bien connu, un trio compte toujours un membre de trop. Et ce n'est pas parce que nous volions des cigarettes dans le restaurant de sa mère et que nous allions les fumer en cachette sous le boulevard Métropolitain qu'Yvon allait pouvoir compter sur une indéfectible amitié de ma part. Je sais qu'il y a eu une brouille entre moi, Claude et lui. Sans doute cette brouille a-t-elle rendu difficiles mes relations avec la famille B. et qu'ainsi, lentement, les choses se sont dégradées entre moi et Laurette. Le fait est qu'à ce moment-là, je l'ai oubliée, et que l'importance qu'elle a eu dans ma vie ne m'a semblé évidente que beaucoup plus tard. La dernière fois que j'ai entendu sa voix, je devais avoir quatorze ans. Au téléphone, bêtement. Claude et moi avions appelé Yvon pour lui faire une farce, et Laurette m'avait brièvement parlé. Et je pense qu'elle ne se souvenait plus que confusément de moi...

*

C'est là le sort qui est réservé aux illuminés de mon espèce. L'importance qu'on accorde à certaines choses n'est qu'une mesure subjective de la réalité. Et c'est un bien triste constat. Pourtant, je veux croire qu'en l'aidant un peu, Laurette ressentirait de nouveau la magie de ces morceaux d'enfance volés à la grisaille du quotidien. Je veux le croire.

***

2 commentaires:

labile a dit...

Nous avons tous, sans doute, de ces regrets qui nous poursuivent. Trop jeune pour avoir connu la vie de famille à Montréal, j'apprécie que tu partages tes souvenirs.

caroline.g a dit...

"C'est là le sort qui est réservé aux illuminés de mon espèce. L'importance qu'on accorde à certaines choses n'est qu'une mesure subjective de la réalité. Et c'est un bien triste constat."

Oui... illuminant et triste. Mais si réel.