9 juin 2007

Nominingue

Il y a deux Nominingue : le vrai et celui qui existe aujourd'hui. Ce dernier, on peut le visiter. On y trouvera une gare transformée en attraction touristique, un club de golf, des installations récréotouristiques, comme on dit maintenant, un café avec terrasse, une plage publique. L'autre, le vrai, est maintenant inaccessible. Aucune route n'y mène, sinon celle du coeur.

Mon Nominingue est fait d'une Y (lire «why») haute et gazonnée, ancien terminus du chemin de fer où finit de s'effronder une cabane au bois blanchi par les ans. Mon Nominingue, c'est un village où les trottoirs aux pavés disjoints et fissurés laissent l'herbe les envahir. C'est M. Desjardins qui nous vend des «buns» dans sa boulangerie au parfum inoubliable. C'est l'épicerie Au bon coin où le propriétaire expose fièrement, dans ses congélateurs, les truites grises qu'il a pêchées. C'est le «magasin de fer» Godard où on se procure tout ce qu'il faut pour panser les mille et une blessures du chalet familial. C'est un vieux garage Shell au bout du village où rouillent doucement de vieilles carcasses de voitures et camions anciens. C'est le magasin général des Généreux, flanqué d'un côté du barbier du village et de l'autre, de la salle de danse, haut lieu de rassemblement de la jeunesse environnante.

Mon Nominingue, c'est aussi la source derrrière le chalet, un charnier de grenouilles malheureuses qui n'ont pas survécu à nos attaques au «sling shot», la bruit du moulin à scie des Potvin, les amis d'été. Et les virées familiales à Mont-Laurier, Ferme-Neuve ou Maniwaki. Nominingue, ce sont les mémorables parties de baseball qui s'organisent quand la visite est suffisamment nombreuse, l'habileté au bâton de mononc' Maurice, la pêche à l'aube au lac Saint-Joseph ou à la brunante au Petit Nominingue. Nominingue, c'est la chapelle de notre arrière-grand-père, les cordes pour sonner les cloches de l'église, les jeux en fôret, la «track» et la vieille gare.

Nominingue, c'est bien sûr les visites annuelles ou inopinées. Le week-end des grands-parents A., où nous devons être plus sages qu'à l'accoutumée, le week-end de Johnny Carotté, où une douce folie s'empare du chalet. C'est mononc' Gilbert avec ses histoires invraisemblables. C'est le collecteur de taxes, infirme, qui a toujours un million de potins à raconter. C'est papa qui repart chaque lundi à l'aube pour Montréal, c'est son retour tous les vendredi soirs : l'ambiance est alors à la fête. Parfois, il nous apporte des surprises. C'est maman qui nous promène au village et nous paie un cornet de crème glacée que nous mangeons pendant qu'elle téléphone à Montréal, de la cabine publique. Ce sont les baignades à la baie Richard, à notre plage ou à l'aqueduc, les longues marches sous un soleil brûlant pour s'y rendre. Nominingue, c'est tout ça, et des milliers d'anecdotes, d'événements heureux et, parfois, moins heureux. On le comprendra, ce Nominingue n'existe plus depuis longtemps.

*

Entouré de montagnes, le village devenait un lieu exceptionnel lorsque des orages éclataient en fin de journée, après des heures d'une chaleur torride, d'une humidité oppressante. Jamais je n'ai entendu de tonnerre plus terrifiant qu'en cet endroit. J'ai souvenir d'un de ces orages...

L'été au chalet, c'était évidemment des amitiés estivales qu'on ne pouvait entretenir de la ville, l'automne venu. Aussi étaient-elles bien particulières. Il y avait surtout les Brun, de l'autre côté de la rue, dont le père était menuisier et, à l'occasion, l'homme qui pouvait nous dépanner quand quelque pépin survenait dans la maison. Dans cette famille, deux garçons à peu près de mon âge, une petite fille trop jeune pour être autre chose qu'un embêtement, et une grande soeur, Nicole, qui partageait fort volontiers nos jeux. Mes soeurs aînées, trop «vieilles» pour s'amuser avec nous, avaient leurs propres amis. Et parmi ces amis se trouvait un joyau, du moins à mes yeux : il avait pour nom Diane Bray. L'image que j'en ai est celle d'une jeune fille ravissante, aux joues rousselées, au nez légèrement retroussé. C'est étrange, mais je ne peux penser à elle sans voir la Brigitte Bardot des années cinquante. J'ignore le pourquoi de cette association. Peut-être ai-je reconnu, plus tard, sa grâce dans l'attitude de la jeune actrice. Quoi qu'il en soit, j'étais secrètement amoureux de cette Diane, mais je me serais bien gardé de m'en ouvrir à quiconque : j'étais un «petit». Mon amour était muet, mais sans doute perceptible.

Un samedi après-midi, nous nous étions tous rendus au lac pour nous rafraîchir. La chaleur était étouffante, l'air, chargé d'électricité. Le ciel s'était peu à peu plombé, annonçant par sa teinte un déchaînement probable des éléments. Quand l'orage sembla imminent, nous nous hâtâmes de rassembler nos effets pour nous réfugier dans la vieille Plymouth de mon père. Le retour au chalet se fit sous une pluie torrentielle et dans le grondement terrifiant du tonnerre. Des éclairs fendaient le ciel, et nous étions tous très excités. Arrivés au chalet, nous nous précipitâmes sur le perron pour observer la violence de l'orage, avant de nous abriter à l'intérieur. Diane Bray faisait partie du groupe. Bientôt, chacun s'affaira à enfiler des vêtements secs. Notre chalet avait une particularité : aucune chambre n'était pourvue de porte. Des rideaux mal ajustés en défendaient, mal, l'entrée. Ce qui me fournit l'occasion d'entrevoir notre invitée qui se changeait. Loin de s'émouvoir de mon indiscrétion, elle finit de s'habiller sans pousser de hauts cris. Gêné, je me réfugiai sur le perron, la «galerie», comme nous disions. Elle s'approcha alors de la porte moustiquaire. Je ne me souviens plus si elle m'appela ou me fit signe, mais je m'approchai d'elle. Et c'est à travers la moustiquaire qui ombrageait son joli visage qu'elle m'expliqua, bien gentiment, qu'elle ne pouvait être mon amoureuse, qu'elle était trop vieille pour moi. Elle avait percé mon secret.

*

Il m'a fallu bien du temps pour reconnaître la grandeur de son geste. L'usage aurait été qu'elle se moque de moi, qu'elle tourne mes prétentions en dérision. Mais elle avait plutôt eu la délicatesse de préserver ma dignité, de ne pas faire de moi un objet de risée. Ce fut là un bien beau moment. Et, pour ma part, pour ne pas être en reste, j'ai perdu le souvenir de son jeune corps. Nous sauvions donc tous deux notre honneur.

***

1 commentaire:

Vagabonde a dit...

Nominingue... Tu viens de raviver plein de souvenirs. Tu as les tiens, j'ai les miens... Chacun de nous doit avoir «ses» souvenirs de Nominingue.

C'est une belle nostalgie que ces récits. J'ai hâte de lire la suite.