22 juin 2007

Mouvement

Ma famille ne vivait pas dans l'opulence, c'est le moins qu'on puisse dire. Nous n'étions pas pauvres pour autant. Une maison à Montréal, un chalet dans les Laurentides, et nous mangions à notre faim. C'est juste que, de l'argent, nous n'en avions pas vraiment. Bien sûr, parfois on héritait de cinq sous et, au début des années soixante, cinq sous, ce n'était pas rien, pour un enfant : ils se transformaient en un petit sac de chips, en une quantité impressionnante de bonbons ou en un cornet à une boule, par exemple. Il pouvait aussi arriver que grand-papa nous glisse un dix sous dans la main. Le nirvana ! Avec cette petite pièce, on accédait à des délices rares : tartelettes Stuart, Mae West, Black Beauty et Cherry Blossom, entre autres. Quant aux vingt-cinq sous, on n'en voyait jamais la couleur, pour ainsi dire. Bref, nous ne manquions de rien, mais aucun superflu ne venait enjoliver le tableau.


Dans ces conditions, il n'était pas question d'entreprendre de longs périples familiaux. Les seuls déplacements que nous effectuions nous menaient de Montréal à Nominingue, et vice-versa. Il y eut aussi, à quelques reprises, des virées à Ottawa, où habitait ma marraine. C'était habituellement l'affaire d'une journée. En de rares occasions, papa nous emmenait en des lieux aussi «exotiques» que Mont-Laurier et Maniwaki. Mais il ne pouvait être question de véritables voyages, nous n'en avions pas les moyens.

*

J'étais âgé de 16 ans quand j'ai fait mon premier vrai voyage. Une fugue en compagnie de ma future. Nous avons pris le train à la gare Centrale de Montréal, une fin d'après-midi de septembre. Le quai était sombre et lugubre, et c'est le coeur serré que nous nous sommes installés à nos places : dans nos petites têtes d'adolescents perdus, nous croyions partir pour longtemps, sinon pour toujours. Mais l'expérience était nouvelle pour moi, aussi l’excitation remplaça-t-elle rapidement la tristesse.

La longue traversée de l’Ontario paraîtrait ennuyante à quiconque. Pour moi, elle avait tout de l’aventure. Les interminables forêts ontariennes s’ouvraient, çà et là, sur de petits villages amérindiens complètement isolés que j’observais avec fascination. À un endroit, nous avons même embarqué une tombe, avec un mort à l’intérieur : apparemment, le train était le seul moyen de quitter le village.

À l’arrivée à Winnipeg, je me suis précipité à l’extérieur de la gare pour fouler les trottoirs de la ville. Pensez, c’était la première fois que je me trouvais aussi loin de la maison familiale. Le train n’y faisait qu’un bref arrêt de trente minutes, je n’eus donc pas vraiment le temps d’arpenter les rues de cette ville. J’étais néanmoins heureux d’y avoir mis les pieds. Et puis, Winnipeg, c’est la porte d’entrée des Prairies : les immenses plaines, pour qui les contemple une première fois, laissent un impérissable souvenir. Les silos de bois, mille fois observés sur des photos, se tenaient là, devant mes yeux, vestiges d’un passé qui, rapidement, s’étiolait. Je pense qu’il ne reste plus aucun de ces silos, aujourd’hui.

Les Rocheuses succèdent aux plaines et offrent de spectaculaires perspectives aux voyageurs. Je n’ai jamais revu de paysages aussi saisissants, même dans les Alpes. À maints endroits, le train suivait une voie construite à flanc de montagne; notre regard plongeait alors dans des gorges si profondes que des frissons nous venaient. Puis il empruntait de longs tunnels pour soudain déboucher dans un jour aveuglant. Nous découvrions avec ravissement cette géographie extraordinaire.

Puis, après trois jours et trois nuits, Vancouver se profile à l’horizon. Le voyage dans le Transcontinental tire à sa fin. On nous permettait, dans le dernier segment de cet interminable trajet, de nous tenir sur d’étroites passerelles entre deux wagons. Nous pouvions encore respirer l’air frais des montagnes que nous venions de quitter et contempler la ville au loin : une image inoubliable. C’est sans doute à ce moment précis que je suis vraiment devenu amoureux du Canada.

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1 commentaire:

Geneviève a dit...

Je me demandais bien quand ça allait intervenir, cette passion du Canada! Et voilà! :-))