9 juin 2007

Le grand dérangement

Tous les enfants de la famille, à l'exception du benjamin, sont nés à Montréal et ont donc, plus ou moins longtemps, habité la maison de la rue Henri-Julien. Nous vivions au deuxième étage d'un duplex, notre tante Bado (Madeleine pour l'état civil) occupant le premier. Notre logement comprenait six pièces, dont un salon double et l'atelier de mon père, qui faisait des travaux de reliure à la maison. Si on ne compte pas la cuisine, l'atelier, la chambre des parents et le salon, il restait donc deux pièces pour loger sept enfants. La quadrature du cercle, quoi ! Évidemment, tantôt il y avait un salon, tantôt il n'y en avait plus, au gré de l'inspiration de notre mère qui, périodiquement, transformait l'agencement des pièces pour favoriser la cohabitation harmonieuse de la marmaille ou, plus sûrement, pour apaiser l'exaspération que devait susciter un foyer aussi exigu.

Personnellement, je ne me suis jamais senti à l'étroit dans cette maison. Les choses étaient ce qu'elles étaient, voilà tout. Que nous fussions trois ou quatre dans la même chambre, cela m'importait peu. Mais je peux facilement imaginer le désarroi de mes parents chaque fois qu'un nouveau bébé s'annonçait. Où allait-il dormir ? Avec qui ? Je dois avouer qu'il ne me déplaisait pas de dormir avec un bébé dans ma chambre, du moins à une certaine époque. Il faut ici que je me confesse : comme bien d'autres enfants, j'avais peur de l'obscurité, du « noir », comme on disait. Mes terreurs nocturnes se nourrissaient de mon imagination fertile, de la porte de la garde-robe mal fermée, des craquements que j'entendais et, surtout, du portrait de ma grand-mère paternelle suspendu au mur. Nous, les enfants, ne l'avions pas connue. Elle était morte alors que mon père était encore adolescent. Ce portrait d'une morte m'effrayait. Si, le jour, il m'apparaissait bien anodin, une fois la nuit tombée, il devenait menaçant. En proie à toutes ces frayeurs, je ne parvenais pas à dormir. Un seul truc pour m'apaiser : le bébé. Le petit ange dormait à poings fermés, mais je n'en avais cure. Doucement (il ne fallait pas exagérer, pour ne pas éventer le stratagème), je brassais son lit. S'il ne se réveillait pas assez rapidement à mon goût, j'allais jusqu'à le secouer. Le résultat ne tardait pas : bientôt, le bébé sortait de son paisible sommeil et, à mon grand bonheur, se mettait à pleurer. Mon père ou ma mère se levait alors et venait prendre soin du petit. Il fallait aussitôt que je feigne le sommeil, pour ne pas éveiller les soupçons. L'intervention de mes parents, par magie, chassaient tous les sombres esprits qui rôdaient au-dessus de ma tête et, enfin, je pouvais m'endormir. Mon frère P. me pardonnera de lui avoir volé tout ce sommeil.

À l'occasion, le dimanche, nous partions avec mes parents visiter des maisons modèles. Ils devaient rêver à une habitation plus convenable, plus grande, plus moderne. J'aimais bien ces visites ; ces maisons étaient séduisantes, et il me semblait que d'y habiter nous apporterait un bonheur nouveau. Cependant, papa et maman ne devaient pas vraiment y croire : rien n'arrivait. Nous revenions sur la rue Henri-Julien et la vie suivait son cours. De temps à autre, plutôt rarement, en fait, nous étions invités chez des parents qui, à mes yeux d'enfant, possédaient tous de belles maisons. Je pense ici à celles de nos oncles Charles et André, notamment.

*

Un jour, pourtant, les choses allaient changer. Et même sans grand avertissement. Nous soupions, entassés autour de la table, quand les parents nous annoncèrent qu'ils avaient acheté une nouvelle maison, à Pont-Viau (à l'époque, il n'était pas encore question de Laval). La nouvelle était d'importance, et la décision, subite. Nous commencions à peine notre année scolaire ; on comprenait qu'il n'y avait pas eu une grande planification, et que le fait que maman se trouvait de nouveau enceinte avait dû peser dans la balance. Quant à la maison, je suppose qu'il s'agissait d'un coup du hasard : elle s'était présentée à eux à un coût qui leur convenait, ils avaient sauté sur l'occasion.

Tout se fit en quelques jours, dans un état de surexcitation. Avec une grande fébrilité, nous nous préparâmes à quitter le seul logement que nous avions jusqu'alors connu. Bien sûr, j'avais été heureux à Montréal, sur cette rue. Je connaissai mon quartier comme le fond de ma poche, j'y avais mes amis, mes habitudes. Je n'avais jamais fréquenté d'autre école que Saint-Vincent-Ferrier. Pourtant, je n'éprouvais aucun regret, et c'est le coeur léger que je vis nos biens et meubles s'entasser dans le camion de l'oncle Maurice. Pour moi, Pont-Viau, c'était une nouvelle aventure et, surtout, la chance de vivre dans une maison « normale », avec un sous-sol fini, une cour gazonnée et, luxe suprême, une douche et un lavabo dans la salle de bain. Du coup, nous devenions des seigneurs. Nous étions le 7 octobre 1965.

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2 commentaires:

Bronsky a dit...

J'ai jamais récupéré finalement....suis crevé.

Geneviève a dit...

Ouille, ta mère va te chicaner quand elle va lire ça! :-)